Envie de changer de décor ? De donner sa chance à une œuvre originale et curieuse ? "The Bra" est un film allemand tourné en Azerbaïdjan, sans dialogue, mais empreint d’une grande poésie. Un conducteur de train cherche la propriétaire du soutien-gorge que sa motrice a arraché à une corde à linge…
L’image est saisissante et on comprend que Veit Helmer, le réalisateur allemand, y ait trouvé l’inspiration d’un long métrage : une vieille locomotive tire ses dizaines de wagons citernes remplis de pétrole au beau milieu d’une rue. Si près des habitations qu’elle semble les toucher à chaque virage. Quelques instants plus tôt, prévenu par les vibrations des rails, un jeune lanceur d’alerte l’a précédé, signifiant à coups de sifflets aux habitants qu’il était temps de déguerpir. En une poignée de secondes, une petite ville s’est démontée, on a retiré les tables, les chaises et le linge à sécher qui occupaient les rails, les gens ont regagné leurs maisons. Cette scène qui se reproduit plusieurs fois par jours existe réellement, dans la banlieue de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan. Le pays, soucieux de démontrer sa richesse et son modernisme, préfère braquer les projecteurs sur ses gratte-ciels plutôt que sur ses quartiers pauvres et il a tout fait pour dissuader Veit Helmer. Qui a tout de même tourné son film dans la plus grande clandestinité.
Gueule fatiguée, faux-air de Serge Reggiani, Nurlan (Miki Manojlovic) emmène ses derniers trains, la retraite est toute proche. Aux commandes de son imposante motrice électrique, il connaît par cœur le trajet, toujours le même. La vallée, les montagnes, avant le cheminement final dans les ruelles de Bakou. Son existence est morne, jusqu’à cet événement qui va tout changer : d’abord, l’image furtive et volée d’une femme ôtant son soutien-gorge, puis la découverte du sous-vêtement, coincé dans la calandre de sa locomotive. Retraité, il va consacrer tout son temps à tenter de retrouver la propriétaire de l’accessoire bleu clair et orné de dentelles. Toute une série de rencontres, tendres, violentes ou lunaires, s’annonce. The Bra, c'est Cendrillon en Azerbaïdjan. A quelle femme le soutien-gorge ira-t-il parfaitement ? Elles vont être nombreuses à l'essayer, mais il ne convient vraiment qu'à une seule. Pour arriver à ses fins, Nurlan prend des risques et pas mal de coups…
Invraisemblable cette histoire ? Oui, absolument ! Et délicieusement poétique. Aucun dialogue – attention, Veit Helmer nie avoir fait un film muet et ce n’est pas faux, on y rit, on chantonne ou on gronde, le travail sur le son est considérable – mais une réalisation bluffante. Les images sont saturées de couleur, chaque plan est une histoire à lui seul, les séquences répétitives hypnotisent. Il y a des gueules, de sacrées, qui font pencher vers l’univers d’un Jean-Pierre Jeunet. La présence de Denis Lavant, formidable assistant du conducteur, souligne cette impression. Ce film bizarre et très attachant ne s'oublie pas.
Pierre-Yves Grenu