3 | 3 | 3.25 |
SPÉCIAL CANNES
On avait été déçu à Cannes avec Cosmopolis il y a 2 ans et son accueil mitigé d’ailleurs allait dans ce sens, mais cette fois-ci c’est un grand Cronenberg. Un grand film malade sur Hollywood, entre The Player de Robert Altman et Mulholland Drive de David Lynch, entre l'humour féroce du premier et le vertige cauchemardesque du second. Un canevas de tragédie antique qui vient s'abattre sur l'univers gangrené de l'usine à rêves, qui lui fait rendre gorge, qui expose au grand jour ses malédictions, ses tares, ses effets néfastes. Car les images que fabrique à la chaîne l'industrie mercantile du cinéma irriguent les imaginaires, s'infiltrent dans les esprits, appauvrissent les cœurs, assèchent les âmes. Avant de s'attaquer aux enfants du monde entier, Hollywood vampirise les siens, en fait des monstres… C'est ce que semble nous dire Cronenberg, s'appuyant sur un scénario aussi riche que virulent signé Bruce Wagner.
Au centre de l'histoire, comme dans les tragédies évoquées plus haut, une famille aussi puissante que mortifère. Les Weiss, le parangon de la réussite hollywoodienne. Le père, Stafford, s'est attribué le titre de Docteur, c'est une sorte de coach particulier, à la fois masseur et gourou, prêcheur télévisuel du développement personnel, auteur à succès de livres de recettes existentielles pour riches et célèbres qui veulent renouer avec leur moi profond. La mère, Christina, règne sur la splendide et glaciale demeure familiale, toute de verre, de métal et de vide… en même temps qu'elle manage la carrière de leur fils Benjie, treize ans, ado star après avoir été un enfant vedette. Benjie, sans doute le personnage le plus terrifiant du film, et en même temps celui qui inspire le plus de compassion. Benjie à qui tout est permis, qui sait tellement que tous ses désirs peuvent se réaliser qu'il n'en éprouve plus aucun, qui ne sait que se rendre haïssable à défaut d'imaginer pouvoir être aimé. Pour l'heure il s'apprête à tourner un nouvel épisode de la franchise – drôle de terme dans un milieu qui se nourrit de l'hypocrisie la plus crasse – qui fait sa gloire et sa fortune : « Bad baby sitter ». Mais pour cela, il doit prouver aux producteurs (scène extraordinaire) que sa cure de désintoxication a porté ses fruits, qu'il est clean…
Naguère les Weiss avaient également une fille, Agatha. Mais elle a été rayée des cadres, suite à un drame qu'elle a provoqué et qui a failli coûter la vie à son frère. Disparue Agatha, oubliée, niée, abandonnée à une institution psychiatrique à l'autre extrémité du pays… Autre personnage pivot, périphérique de l'univers des Weiss puisqu'elle bénéficie régulièrement des séances psychologico-kinésithérapeutiques de Stafford : Havannah Segrand, comédienne sur le déclin, obsédée par le désir de jouer dans le remake d'un film dont sa mère fut la vedette. Sa mère morte dans des conditions tragiques, sa mère qu'elle accuse des pires infamies, sa mère qui vient la hanter sans relâche…
Nous entrerons dans cet univers maléfique à la suite d'une jeune femme au visage marqué par des séquelles de brûlures, portant en permanence de longs gants noirs : elle dit arriver de Floride pour visiter Los Angeles, découvrir le monde grisant de Hollywood, invitée par l'actrice Carrie Fisher (oui, la princesse Leia de Star Wars) avec qui elle a copiné via internet. Et pour circuler dans la Mecque du cinéma, elle loue les services d'un chauffeur de limousine, Jerome, lui-même aspirant acteur… C'est progressivement que la toile d'araignée de Cronenberg se déploie, que se lézardent les façades, que se dévoilent les secrets, que se répand le poison des mensonges et des faux semblants, que se révèle au grand jour la vanité d'existences ravagées par la soif de célébrité, minées par la fascination de l'exhibitionnisme. Le cinéaste canadien nous tient en haleine en installant avec une maîtrise confondante une ambiance anxiogène, une tension de chaque instant. Il passe de la caricature sardonique à l'empathie tragique, scrute ses personnages avec une précision ultra-réaliste en même temps qu'il ouvre les fenêtres aux fantômes, il est cruel et miséricordieux, il met dans la bouche de ses personnages apparemment décervelés des vers de Paul Eluard qui reviennent comme un leitmotiv : « Sur toute chair accordée, Sur le front de mes amis, Sur chaque main qui se tend, J'écris ton nom… Liberté. » Vous ai-je dit que Maps to the stars est un très grand Cronenberg ?