C’est une famille latine (en l’occurrence colombienne) comme la littérature les aime et sait si bien les décrire : généreuse, bruyante, colorée. Une famille nombreuses avec des enfants petits et grands, une grand-mère qui perd un peu la boule, un oncle homme d’Eglise, des repas interminables, des rires qui fusent, des sanglots, des cris de joie, des deuils et des naissances. Une famille dont l’intimité est viscéralement traversée par les tumultes du pays.
C’est une famille mais c’est surtout un père, le pilier, le roc sur lequel est construit l’édifice Abad. Un père aimant et tendre, charismatique et généreux, un homme qui puise sa force dans le lien, celui toujours bienveillant qu’il entretient avec chaque membre de cette belle tribu mais aussi dans les relations fortes qu’il a su créer au fil des ans au sein de l’Université où il exerce. Car le Docteur Héctor Abad n’est pas n’importe qui. Médecin et professeur reconnu et apprécié de tous, c’est un homme de conviction qui a mis tout son savoir, sa notoriété, son énergie au service d’une seule et noble cause : sortir les habitants les plus pauvres de Medellin de la misère. Pour cela, il n’a qu’un credo : la lutte contre l’insalubrité. Cette mission, qui est celle de toute sa vie, est un travail de titan : non seulement il faut se battre contre les mauvaises habitudes, il faut éduquer, informer, mais surtout il faut faire face à l’incurie des politiques qui n’ont que faire des concepts humanistes tels que vaccination ou traitement des eaux usées.
Fidèle à ses convictions, le Docteur Abad poursuit son travail sans relâche, ne laissant personne sur le bas côté, engagé sur le terrain, relevant ses manches pour montrer l’exemple… Tous l’admirent, mais son plus fidèle supporter est incontestablement son dernier fils, qui porte le même prénom que lui, celui qui deviendra plus tard homme de lettres et qui écrira avec l’encre de l’amour filial ce roman considéré comme un chef d’œuvre de la littérature hispanique : L’Oubli que nous serons.
Fidèlement adapté du roman lui-même basé sur de faits réels, le film est à la fois le portrait d’un homme exceptionnel, une chronique familiale et l’histoire d’un pays marqué par la violence. Construit avec beaucoup de soin dans les allers-retours entre noir et blanc et couleur qui distinguent les souvenirs d’enfance du garçon et sa vie de jeune adulte, c’est un film puissant dont les ruptures de ton s’accordent avec les contrastes de ce pays bouillonnant.
Car en Colombie, comme dans beaucoup d’autres pays d’Amérique Latine, il ne fait pas bon vouloir lutter pour le droit, la fraternité, l’égalité ou la liberté. Les forces sombres en place depuis des décennies sont puissantes et tentaculaires, défendant sans pitié les intérêts de quelques-un qui se partagent le pouvoir politique, l’argent, les trafics en tous genre. Et les cœurs purs sont des proies faciles…
À l’heure de ces lignes, la Colombie entre dans sa quatrième semaine de manifestations violemment réprimées par le pouvoir, donnant à la fin du film une portée prophétique bien troublante…