Les films guatémaltèques ne courent pas les salles obscures. Ceux de Jayro Bustamante montent en puissance d’œuvre en œuvre. Mis bout à bout, ils dressent le portrait épique, bariolé et sans concession d’un pays rendu invisible par l’ombre de son imposant voisin mexicain. La voix du cinéaste est une voix salutaire, venue de l’intérieur, comme celle de « la Llorona » du titre, lointaine et familière. La trame naturaliste du sublime Ixcanul ou celle plus classiquement dramatique du perturbant Tremblements font place aux ressorts du thriller et du fantastique, en les mettant au service d’une narration palpitante. Si les deux premières fictions du cinéaste dénonçaient une société laissant peu de place à l’individualité, La Llorana s’attaque à ses racines individualistes, ses fondements nauséabonds, stigmates d’un passé violent. L’intrigue mystérieuse et charnelle ne gomme pas les souffrances des autochtones qui furent massacrés et esclavagisés sous le joug du colonialisme (espagnol, durant 300 ans puis belge et enfin allemand) avant que ne lui succède un demi-siècle de dictature, juteuse pour l’entreprise américaine United Fruit Company (c’est à elle qu’on doit l’expression « République Bananière »). Il fallut attendre 1945 pour que le pays goûte enfin à une démocratie éphémère, avant que Carlos Castillo Armas prenne le pouvoir par un coup d’État soutenu par la CIA, qui débouchera en 1960 sur 36 ans d’une guerre civile sanguinaire (250 000 morts, 40 000 disparus, 100 000 déplacés)… Véritable génocide dont les acteurs haut placés échappent, encore à ce jour, au couperet de la justice.
La Llorana, aussi imaginaire et même surnaturel soit-il, s’ancre donc dans la soif de réparation et la sombre colère des victimes trahies par leurs gouvernants.
Sont-ce de véritables soupirs ou les gémissements de son imagination qui réveillent en pleine nuit le général Enrique Monteverde ? Quels sont ces lamentations que nul autre n’entend ? Voilà le vieillard, arme au poing, errant à l’affût de la source de son tracas dans sa labyrinthique demeure bourgeoise, trop cossue pour être honnête. Il s’en faudra de peu pour qu’un drame ne se produise. L’incident, qui passe aux yeux de sa famille réunie comme un fâcheux égarement dû au grand âge de l’ancêtre, tétanise les domestiques mayas de la maisonnée. On chuchote un nom venu de lointaines légendes, « la Llorona », la pleureuse… Rapidement, après un conciliabule nocturne, la messe basse sera dite, à grand renfort de cierges : tous quitteront leur poste sans préavis ni explication, sauf Valeriana, qui reste étrangement fidèle à ses maîtres.
Au dehors la vindicte populaire s’amplifie, impossible à ignorer malgré les efforts des dirigeants pour maintenir le passé sous une chape de silence assourdissant. Le général affaibli est acculé, sans ménagement, à comparaitre pour crime contre l’humanité. C'est toute une dynastie qui vacille. Sa lignée, jusque-là maintenue dans un aveuglement complaisant, se voit contrainte à une lucidité douloureuse, à une prise de conscience glaçante. La terrible boîte de Pandore des secrets familiaux, qu’on espérait inviolable, suinte par tous les bords. Pourtant la plus grande préoccupation de l’épouse rêche du général et de leur fille Natalia reste de maintenir le niveau de service dû à leur rang. C’est ainsi qu’elles vont engager une étrange recrue, la seule qui se propose : Alma. La jeune indigène aux cheveux sombres porte un lourd fardeau dans son regard grave et ses sourires attristés, identiques à ceux de ses compatriotes qui témoignent dignement sous le regard arrogant d’une classe sociale dont la richesse s’est abreuvée de leur sang. Instinctivement, la gamine de Natalia va être attirée par cette femme au charme vénéneux, à la sensualité aquatique. C’est la rencontre entre deux innocences. Entre elles, une étrange complicité va se tisser, qui échappera à la vigilance des maîtres, fera fi de leurs préceptes. Tandis que les larmes dans la nuit se feront plus pressantes, plus alarmantes.