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Gourmandise gargantuesque au pays d'« apprends ce que tu voudras », le nouveau film de Frederick Wiseman (littéralement Frederick « l'homme sage ») est un monument de quatre heures zéro quatre, une aberration, une formidable erreur 404 surgie dans la civilisation du tweet aux cent quarante caractères. C'est une invitation à sortir du flux informationnel simplificateur, à poser son cul sur l'herbe du campus, à prendre le temps de la réflexion, de la rêverie utopique. Bref c'est une expérience unique à ne rater sous aucun prétexte.
Ce n'est pas ici le campus de l'Abbaye rabelaisienne de Thélème, mais l'une de ses fières descendantes, l'Université de Berkeley, en Californie, une des meilleures universités au monde et la plus prestigieuse université publique américaine. Fondée en 1868, elle devint mondialement célèbre lors des manifestations étudiantes contre l'engagement des États-Unis au Viêt Nam. Cette période d'agitation sociale sur le campus remonte au Free Speech Movement, qui débuta à Berkeley en 1964 et inspira l'attitude politique et morale de toute une génération.
Frederick Wiseman a tourné avec une équipe réduite de deux personnes durant douze semaines, filmant les multiples aspects de la vie universitaire, au moment même où Berkeley faisait face à une des plus difficiles crises financières de son histoire, luttant pour maintenir l’excellence académique et la diversité du corps étudiant face aux restrictions budgétaires drastiques imposées par l’État de Californie. Des deux cent cinquante heures de rush et après un montage qui dura quatorze mois, ressort un film montrant une réalité complexe, pas seulement celle du système éducatif mais aussi, par l'engagement socio-politique de l'histoire de Berkeley, celle des luttes et de l'évolution de la société et du « vivre ensemble » à notre époque.
Comme dans ses quelques quarante films précédents, Wiseman fournit une vision brute et nous laisse le soin de forger notre propre avis sur les multiples questions abordées. Il montre une administration et un corps enseignant qui s’évertuent à maintenir, face à une crise financière sévère, les principes et l’intégrité d’une grande université publique, au service d’une population étudiante intelligente et diversifiée. L'ensemble offre un portrait fascinant de la démocratie et de ses processus : ce n'est pas le « moi » mais le « nous » qui maintient en vie une université, une démocratie.
Les scènes savamment entrelacées montrent des groupes de réflexions entre étudiants et enseignants, des spectacles satiriques, des manifestations, des discussions au sein de la direction sur l'avenir de l'université et de l'éducation publique, et des scènes passionnantes sur les champs du savoir explorés, dévoilant au passage sous nos yeux émerveillés quelques secrets sur l'univers et les créations humaines.
At Berkeley est une synecdoque positiviste sur comment le capitalisme remodèle l'éducation à une époque d'austérité, de réductions des ressources et de déclin des classes moyennes. Au beau milieu des guerres picrocholines qui agitent notre monde, le génial Frederick Wiseman (84 ans depuis le 1er Janvier, quelle verdeur, quelle jeunesse !) nous fait entrer dans la vénérable enceinte lézardée de celle qu'on appelait « l'Athènes de l'Ouest », un des plus prestigieux bastions humanistes résistant encore aux assauts de la barbarie financiarisée. Il pose sa caméra et, reprenant la devise de Berkeley, semble nous dire : « que la lumière soit ».