FESTIVAL DE CANNES 2019: UN CERTAIN REGARD
Défiler… pour ne pas se défiler
Après une année de journalisme à la faculté d’Alger, Mounia Meddour immigre en banlieue parisienne, où elle passe une maîtrise en information et communication, puis suit un stage d’été à La femis et étudie au Centre européen de formation à la production de films (CEFPF). Parmi ses reportages et documentaires : Particules élémentaires (2007), La cuisine en héritage (2009) et Cinéma algérien, un nouveau souffle (2011), qui s’attache aux jeunes réalisateurs algériens de sa génération, suivis du court métrage Edwige (2012). Lauréat du prix Sopadin du meilleur scénario et de l’Aide à l’écriture du CNC, Papicha, que Moudia Meddour a écrit avec Fadette Drouard (citée au César 2018 pour Patients), est un film partiellement autobiographique sur la fameuse “décennie noire”, qui a confronté le pouvoir algérien à divers groupes islamistes armés à partir de 1991, entraînant plus de 150 000 morts, des dizaines de milliers d’exilés et un million de personnes déplacées. “J’ai ce sujet en moi depuis longtemps, explique Mounia Meddour, mais il m’a fallu du temps avant de m’y consacrer entièrement. J’ai eu besoin de recul, peut-être de faire le deuil de cette période.” Son personnage principal, Nedjma, est campé par Lyna Khoudri, primée à Venise pour Les bienheureux de Sofia Djama. Dans Papicha, elle incarne “une jeune femme combative qui rêve de rester dans son pays, précise Mounia Meddour. J’étais comme elle: quand on est jeune et qu’on n’a pas conscience des opportunités qu’offre l’étranger, on n’a pas envie de partir”. La réalisatrice prépare d’ores et déjà son deuxième long, Houri.
« Papicha », c’est le petit nom charmant que l’on donne aux jeunes algéroises drôles, jolies, libérées. C’est aussi désormais un film sur le courage, celui d’un pays, d’un peuple, d’une jeunesse qui ne demande qu’à exulter, qui refuse de céder aux injonctions de la peur, à celles de bras armés tout puissants. Il est donc question dans Papicha de résistance vivifiante, de pulsions joyeuses, d’insoumission. Le film nous immerge dans la décennie noire des années 90 : tandis que les étudiants du pays aspirent à la même liberté que leurs cousins occidentaux, par le jeu des forces politiques en présence, une vague d’intégrisme va monter, implacable, génératrice de violence, d’interdits, de terreur. Le GIA (Groupe Islamiste Armé) et l’AIS (Armée Islamique du Salut), dont les premières cibles sont les journalistes, terrorisent la population civile, tout en se faisant la guerre entre eux, ainsi qu’à la démocratie. On dénombrera au final plus de 150 000 morts, des dizaines de milliers d’exilés, un million de personnes déplacées. L’action du film prend sa source dans ce contexte tendu, celui que connut bien la jeune réalisatrice encore étudiante, et dont elle choisit de faire une fiction assoiffée de joie, d’espérance, de révolte.
Tout démarre par une belle nuit suave, qui donne envie aux corps d’exulter. Gros plan sur deux donzelles sur la banquette arrière d’un taxi clandestin qui brinquebale dans les rues d’Alger. Dans cette cabine d’essayage de fortune, elles se maquillent, se tortillent comme des libellules en train d’abandonner leurs chrysalides. Elles n’ont que peu de temps pour quitter leurs tenues sages et se transformer en reines de la nuit. Alors que le vieux chauffeur qui bougonne, réprobateur, a du mal à garder les yeux dans sa poche, Nedjma, qui a la langue bien pendue, le renvoie à son volant : « Papy, la route c’est devant, pas derrière ! » Un sens de la répartie que semblent cultiver en permanence les filles entre elles, à coups de « battle de mots » comme elles les appellent, qui démarrent dans les endroits les plus saugrenus. Des moments pêchus et drôles, un peu outranciers, comme un arsenal d’armes fragiles qu’elles entretiennent en riant, maigre rempart contre les débordement sexistes, les insidieux harcèlements quotidiens qu’elles subissent en faisant mine de s’en moquer. Difficile de trouver des espaces de liberté sereine ici. On devine que la majorité de celles et ceux qui se retrouvent pour faire la fête, même si c'est sans doute plus simple pour les garçons que pour les filles, ont dû, tout comme Nedjma et son inséparable copine Wassila, faire le mur, s’échapper en catimini. Une clandestinité propice à toutes les arnaques, à tous les chantages vicelards (on assistera à un florilège de bêtise de la part de ces messieurs).
En attendant, Nedjma poursuit, vaille que vaille, son rêve de devenir styliste, elle en a le talent. Elle va y entraîner toute sa bande de copines, sa famille et même quelques professeures. D’abord inconsciemment, la mode, qui dévoile et embellit les corps, va devenir une forme de contestation. Au noir des hidjabs que les islamistes veulent imposer à la gent féminine, Nedjma opposera la blancheur du haïk, cette étoffe qui fut, au-delà de sa fonction vestimentaire traditionnelle, le symbole de la résistance nationale algérienne contre la politique coloniale française.
Papicha, c’est le portrait d’une féminitude solidaire et complexe, bien au-delà des clichés. Des plus gamines au plus âgées, des plus modernes aux plus conformistes, nulle n’est dupe ou naïve. Chez elles, l’insouciance, qu’elle soit feinte ou cultivée, apparaît dès lors comme une forme de résilience indispensable, une façon non seulement de survivre, mais surtout de ne jamais abdiquer joie et douceur de vivre.