Réalisé en 1964, Le Journal d’une femme de chambre inaugure la dernière période de Luis Buñuel – quasi exclusivement située en France – et marque le début de la collaboration entre le cinéaste et son coscénariste Jean-Claude Carrière. Les deux comparses transposent l’intrigue du roman éponyme d’Octave Mirbeau (1900) trente ans plus tard, à la charnière des années 1920 et 1930. Loin de s’être calmé, le contexte politique est devenu encore plus sombre avec la montée de l’extrême droite en Europe. Autre différence notable entre le livre et son adaptation, le point de vue adopté chez Buñuel n’est pas celui de Célestine. La caméra suit ses mouvements mais le spectateur ne pénètre jamais à l’intérieur de la psyché du personnage, qui reste du début à la fin très mystérieux. Le dénouement du film prouve l’imprévisibilité de son héroïne ; son observation de la bourgeoisie semble avoir eu pour finalité de mieux intégrer ce milieu, et non de critiquer une quelconque inégalité de classe. Comme souvent dans son œuvre, Buñuel se délecte dans cette peinture de la bourgeoisie provinciale et de ses travers, avec ces personnages figés dans l’espace et le temps, prisonniers de leurs manies et de leurs pulsions. Le film met également en avant la constante opposition entre la civilisation – incarnée par la belle demeure des Rabour-Monteil et celle du capitaine Mauger, ou par la voie ferrée – et la sauvagerie – à travers la présence de nombreux animaux à l’écran ainsi que la forêt où a eu lieu le viol et le meurtre de Claire. Un personnage navigue constamment entre ces deux univers, celui de Joseph, incarnation du Mal et de l’attraction/répulsion qu’il exerce, notamment auprès de Célestine. Le Journal d’une femme de chambre est bel et bien l’un des films les plus sombres du cinéaste, bien que teinté d’un humour grinçant, interprété par Jeanne Moreau dans l’un de ses rôles les plus marquants.