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Elle est artiste et photographe reconnue, il est architecte de renom… Ils vivent à Istanbul une existence pour le moins confortable… Riche vie professionnelle, vie sociale plus que satisfaisante : dîners en ville et entre amis dans des restaurants branchés, expositions régulières dans les galeries d’art. Mais les apparences font écran et elles trompent leur monde. Entre les deux époux, rien ne va plus sans que rien ne soit jamais dit. La réalisatrice Aslı Özge met en scène la sourde désagrégation de ce couple bourgeois en adoptant majoritairement le point de vue de la femme, Ela, et en brouillant les pistes sur les sources du malaise conjugal. C’est d’abord le soupçon d’un adultère du mari qui point ; puis s’en mêlent les aléas professionnels, une inflammation inexpliquée d’une partie du corps d’Ela, et des manifestations plus diffuses que quelque chose, au moins de son point de vue, ne tourne pas rond.
Le titre français de ce film turc peut donner l’impression d’un moment-clé, d’une découverte bouleversante, ou même d’une épiphanie. Pourtant, c’est un peu le contraire. Et s’il ya bien une révélation pour Ela, elle restera floue et n’aura pas de conséquence manifeste dans la vie de ce couple de quinquagénaires branchés. Leur relation continue à se déliter souterrainement, sans éclats, sans bruit, sans fureur mais avec un assourdissant silence qui en dit long sur l’abyssale plaie qui les sépare. Ce drame sur la crise classique d’un couple d’âge mûr est exacerbé par son arrière-plan sociétal et décoratif. On est saisi par le jusqu’auboutisme des décors où évolue ce couple classieux. Appartement clinique tout droit tiré d’une revue de décoration d’intérieur, bureaux immaculés, restaurants aux grandes verrières, murs nus aux arêtes vives, mobilier à l’unisson, d’une perfection presque aliénante.
Dans cet univers aseptisé, pas de trace non plus de la réalité musulmane du pays, aucune allusion religieuse. Ce phagocytage du récit par la modernité – corollaire de la froideur du couple – est parfaitement rendu par l’appartement futuriste, sur plusieurs étages, qui permet aux protagonistes d’être présents sans se voir. Ils circulent par un escalier hélicoïdal qui, vu en plongée, ressemble à un œil, et dont les marches métalliques résonnent constamment et produisent un son presque comique qui semble d’autant plus expressif que les mots ont depuis longtemps fui l’habitat.
La satire d’un certain élitisme mondain (galeries d’art, studios photo, immeubles et restaurants d’avant-garde), reste sous-jacente, à l’instar de l’écheveau de non-dits qui enserrent le couple dans un piège silencieux. Il faudra un tremblement de terre pour qu’un semblant de dialogue s’instaure, et que la situation, aussi incertaine (et inexpliquée) pour le spectateur que pour les protagonistes, progresse un peu. Cela sans oublier quelques scènes somatiques bienvenues où les corps en disent bien plus long que le dialogue policé.
La singularité de ce mélo aux allures de roman-photo chic réside dans son incertitude, dans sa rétention de l’information, qui constitue en soi une forme de suspense. Une sorte de polar de l’intimité où les plaques tectoniques des fondements de lien amoureux secouent toutes les certitudes. Bien sûr, l’écho d’un autre réalisateur turc, Nuri Bilge Ceylan, est omniprésent : même ambiance de neige, mêmes silences des êtres, même sens aigu du cadrage… mais c’est une femme aux manettes et quoiqu’on en dise, c’est là toute la différence.