Andrea Lattanzi, retenez son nom ! Pour sa première apparition à l’écran, il le crève grâce à une interprétation magistrale et saisissante ! Manuel, ce fils à la présence poignante, c’est lui. Il est de tous les plans dans cette œuvre qui est la digne héritière du cinéma néoréaliste italien, sans gras superflu, sans effets de manche, juste de bout en bout. Pour le réalisateur, Dario Albertini, qui a fait ses armes dans la photographie puis dans le documentaire, la fiction n’est que le parfait prolongement de ces deux modes d’expression, le fruit d’une observation et d’une réflexion au long cours. Elle lui permet de piocher loin dans le cœur de ses protagonistes, de raconter ce que des images prises sur le vif ne peuvent montrer sans violer l’intimité de ceux que l’on filme. Immersion totale dans un centre éducatif qui fut le sujet d’un précédent documentaire : La Republica dei ragazzi, littéralement « La République des garçons ». Un lieu à part, presque hors du temps, imprégné d’une ambiance toute particulière. Ici les jeunes vivent en autarcie, dans une discipline rigoureuse mais juste, acceptée comme telle. Ici ils construisent ensemble un embryon de démocratie, cooptant des règles de savoir vivre, de respect mutuel. Ces « sans famille », ces petits gars en passe de mal tourner, trop tôt écorchés par la vie, recréent une micro société telle que la grande aurait dû être. Ici l’entraide n’est pas un vain mot. Ici les éducateurs, religieux ou pas, accompagnent le cheminement de chacun, essayant de l’empêcher de trébucher. Un compagnonnage tout aussi riche qu’étouffant. Un refuge dont tous rêvent de s’évader, en même temps qu’ils redoutent de le quitter. Une cage protectrice qu’il leur faudra abandonner sans espoir de retour une fois leur majorité atteinte, comme le prévoit la loi.
Manuel a dix huit ans. L’âge où il n’a d’autre choix, donc, que de s’élancer seul, loin de ceux qui l’ont épaulé. Il y a quelque chose de minéral, d’abrupt, de pur dans sa silhouette, dans son regard. Parfois on perçoit une lueur de douceur qui peine à émerger, une fragilité que l’on devine sous ses grands airs. Dans le fond, ses rares coups de gueule, si impressionnants soient-ils, ne sont pas plus que des poussées de peur. Aucun de ses éducateurs n’est dupe et tous espèrent l’avoir suffisamment armé pour affronter l’extérieur, qu’une fois au dehors, il choisira la bonne voie. Ils guettent l’envol de ce drôle d’oiseau qui s’apprête à quitter le nid, essayant de lui prodiguer les ultimes conseils et surtout la confiance nécessaire. On suit pas à pas ses dernières enjambées du dortoir à la cantine, en passant par le terrain de sport, les ateliers, l’office religieux, l’intimité d’un tête-à-tête dans lesquels les mots maladroits peinent à percer le secret des âmes. Puis vient le saut vers l’inconnu, cette nouvelle tranche de vie, cet avenir incertain. On frémit pour Manuel, redoutant à notre tour les embûches, conscients que rien ne sera facile.
Les premières goulées d’air hors les murs coulent dans la gorge de Manuel tel un vent de liberté enivrant. Il déguste chaque nouvelle sensation goulument, friand de toutes les rencontres qui s’offrent à lui. Mais étonnamment, à l’âge où la plupart s’émancipent de leur famille, la fuyant comme une tanière oppressante, voilà que notre damoiseau s’accroche à l’idée de la reconstruire, décidant de tout mettre en œuvre pour sortir sa mère de taule. Pourtant ce qu’il à construire pour lui-même semble déjà suffisamment pesant sans en plus devenir le garant d’une génitrice qui l’a si peu élevé. Mais à ceux qui tentent de l’en dissuader, Manuel oppose une détermination stupéfiante à son âge. Tout se déroule comme s’il ne pouvait abandonner les vestiges de son enfance dévastée, comme s’il lui fallait retrouver des racines fantasmées où s’ancrer pour enfin oser avancer. Redevenir fils afin de devenir homme…
Que dire d’autre ? C’est un film bouleversant qui prend aux tripes. Non seulement porté par des acteurs fabuleux, il l’est aussi par de « vrais gens » qui jouent leur propre rôle, comme Frankino, ce drôle à la dégaine impensable, flanqué de sa petite fourgonnette plus têtue qu’une mule quand il s’agit de démarrer… Un récit tendu par un fil pourtant ténu, prêt à se rompre à chaque instant, certainement un de nos plus beaux coups de cœur de ce début d'année.