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Ce film aussi historique que foldingo (l'association des deux est pour le moins surprenante et tient au talent érudit et malicieux de Greenaway) met en scène un des plus grands cinéastes de tous les temps, visionnaire, novateur, qui révolutionna le langage des images – dans le sillage d'une autre révolution – , un génie que d'autres géants comme Gance ou Griffith considéraient comme le maître absolu du montage. Sergueï Eisenstein, né à Riga, capitale de l'actuelle Lettonie, fut LE cinéaste de la Révolution Russe. En trois films réalisés entre 1924 et 1928 (La Grève, Le Cuirassé Potemkine, Octobre), Eisenstein a non seulement traduit en images l'histoire officielle d'une révolution mais surtout fait preuve d'une extraordinaire modernité cinématographique en posant comme matrice du récit le montage des images plutôt qu'un schéma narratif classique inspiré de la littérature, faisant se succéder des plans emblématiques, comme l'inoubliable scène de l'escalier d'Odessa dans son Potemkine, une scène qui a marqué la mémoire collective mondiale. Le film de Peter Greenaway évoque un épisode très particulier de la vie d'Eisenstein : en 1931, le cinéaste internationalement adulé, après avoir parcouru durant deux ans l'Europe et les États-Unis et rencontré les plus grands intellectuels et artistes de gauche (Joyce, Brecht, Cocteau, Shaw, Dos Passos, Stein, Von Stroheim, Flaherty, Chaplin, Stravinski, Disney, Le Corbusier, Buñuel, Dietrich, Garbo…), débarque dans le Mexique révolutionnaire hérité de l'insurrection de Zapata, avec l'intention un peu floue d'y réaliser un film qui devrait s'intitulier Que viva Mexico !. Eisenstein est devenu une star fantasque et capricieuse, transportant avec lui une quantité extravagante de malles remplies de livres. Et à peine arrivé il se laisse emporter sans résistance par l'atmosphère captivante du Mexique, sa fascination pour la religiosité morbide, et surtout par l'attrait sensuel de son guide Palomino Cañedo, qui va faire découvrir au cinéaste russe de nouveaux émois, l'homosexualité plus ou moins assumée d'Eisenstein étant un secret de polichinelle, ce qui déplut fort d'ailleurs au très peu gay friendly Joseph Staline.
Au-delà de l'intérêt historique du film, c'est évidemment la mise en scène foisonnante de Peter Greenaway qui vaut le détour. Greenaway, expérimentateur insatiable et imprévisible, traduit ici en images fortes l'ambiance aussi chaude que morbide du Mexique, en même temps que les jeux érotiques – décrits sans trop de précautions – du cinéaste russe et de son guide. Par un jeu virtuose de superpositions, de divisions de l'écran, Greenaway mélange à plusieurs reprises le récit du voyage au Mexique aux images mêmes des films d'Eisenstein. C'est assez étourdissant… Eisenstein est incarné par Elmer Bäck, acteur finlandais inconnu dans nos contrées, qui impose sa puissante stature, son visage étrange de poupon surplombé d'une coiffure hirsute, ses crises d'enthousiasme et d'hystérie, transmettant toute son énergie à un film hors normes consacré à un personnage qui l'était tout autant.