La vie de Harutyun Sayatyan, alias Sayat Nova (« le roi des chansons »), poète arménien du xviiie siècle devenu héros national après avoir été assassiné par Agha Mohammad Khan – un chef turcomane d’Iran, descendant lointain du terrible Gengis Khan –, la légende voulant qu’il aie refusé d’abjurer sa foi chrétienne. Ce film, plus encore que tout autre du maître Paradjanov (voir le très beau film de Serge Avedikian et Olena Fetisova, Le Scandale Paradjanov, qui lui est consacré), est la quintessence de ce cinéma unique (personne n’avait créé un tel univers avant lui), qui à l’encontre de toutes les conventions du cinéma narratif, entreprit de rendre en images animées la tradition de la chanson de geste médiévale.
Cette chanson raconte ici l’enfance puis l’adolescence et les amours interdits, l’exil dans un monastère puis la mort du poète. Donc dans Sayat Nova point de plan séquence et de montage, point même de hors champ ou de deuxième plan, juste une succession de tableaux sur un même plan qui rappellent l’iconographie du christianisme oriental. Le plan d’introduction, où le jus de grenades inonde de rouge un drap blanc, donne des frissons. Et ce ne sera qu’une succession de plans tous plus incroyablement beaux et organiques les uns que les autres, comme celui de cet enfant (rappelant le martyre futur du poète) allongé les bras en croix sur le dôme du monastère, au milieu de livres sacrés trempés par l’orage et qui sèchent au soleil. Car Paradjanov a glissé dans ces images tous ses souvenirs d’enfance et en même temps tout ce qui fait la beauté de la culture du Caucase : l’amour des livres et de cette écriture, plastiquement une des plus belles au monde, celui des tissus avec ces scènes magnifiques où les femmes mouillent les tapis ou celles où elles colorent les toiles. Et puis le cheval – ou d’autres animaux plus exotiques : lions, chameaux… – rappelant que ce peuple fut un peuple de cavaliers à la frontière de l’Europe et de l’Asie.
Paradjanov traite avec la même sens inouï de la beauté les thèmes universels de l’enfance, de la jeunesse, de l’amour (ses princesses sont à tomber par terre) et de la mort (cette scène encore stupéfiante où l’épitaphe du défunt, écrite sur du papier brûlé, s’envole en cendres au-dessus du linceul). Les censeurs soviétiques ont décrété que ce film témoignait d’un « esthétisme décadent » et condamneront plus tard Paradjanov aux travaux forcés… De Lautréamont à Paradjanov en passant par Van Gogh à Baudelaire, que la folie est belle !