Ça commence par une séquence qui aurait pu figurer en bonne place dansLes 400 coups de François Truffaut ou dans Zazie dans le métro de Louis Malle, ces deux bijoux de la Nouvelle Vague dont les héros sont des enfants. Un enfant escalade un muret pour chaparder une pomme, hélé par sa sœur qui s'inquiète pour lui. La suite sera moins champêtre mais non moins formidable, en tout cas aussi bouleversante que revigorante. Il faut dire qu'on est ici bien loin des faubourgs parisiens populaires et insouciants des années 1960 où évoluaient Antoine Doinel et Zazie. Toto, le gamin chapardeur de pommes (son prénom entier est Totonel), vit dans une des banlieues misérables de Bucarest où s'entassent les familles roms, dans des logements sociaux en partie à l'abandon. On comprend vite que la mère a été incarcérée il y a déjà plusieurs années pour trafic de drogue et depuis, Toto et ses sœurs Andrea et Ana, l'aînée, survivent tant bien que mal dans un appartement au confort minimal, sous la « surveillance » d'oncles qui sont d'affreux junkies n'hésitant pas à se piquer devant les enfants.
Ce qui est tout à fait fascinant, c'est qu'au vu des situations, on met du temps à se rendre compte que nous ne sommes pas dans une fiction mais bien dans un documentaire, ce qui démontre le degré d'intimité incroyable que le réalisateur Alexander Nanau (Allemand né en Roumanie) a su construire avec ses protagonistes pour faire accepter à ce point sa caméra dans des circonstances parfois extrêmement délicates. Et alors que le contexte aurait pu tirer le film vers un misérabilisme plombant, tant ce que subissent les enfants nous paraît violent, c'est tout le contraire qui se produit : Toto et ses sœurs est un film lumineux et plein d'espoir, une véritable ode à la vie même quand elle semble vaciller, grâce à l'énergie de ses deux jeunes héros, Toto, toujours plein de rire et d'amour pour ses sœurs, et Andrea, la cadette prête à tout bien qu'analphabète pour sauver sa fratrie de la misère et de la toxicomanie. Grâce aussi à l'énergie des éducateurs, des professeurs, qui déploient, avec les moyens du bord, des trésors de compréhension, de patience, pour sauver ces enfants perdus.
Ce long et difficile chemin vers la lumière est truffé de scènes magnifiques : celle où la cadette de quinze ans tente de sauver son aînée prostrée dans un appartement en plein chaos, ou encore les retrouvailles compliquées avec la mère éloignée par la prison. Au-delà de la force de ses personnages, le film d'Alexander Nanau brille aussi par ses audaces de mise en scène, notamment par ses changements de dispositifs filmiques : dans des moments d'intimité qui excluent la présence d'un regard extérieur, la caméra a été confiée à Andrea pour atteindre encore plus d'authenticité ; une autre fois, le réalisateur intègre des archives de la police montrant la perquisition que subit la famille… Impressionnant dans sa manière d'appréhender le réel pour en faire une construction narrative palpitante, Toto et ses sœurs a bien mérité la moisson de prix récoltés dans de nombreux festivals en Europe : Angers et Paris cités plus haut, mais aussi Varsovie, Sarajevo, Leigpzig, Zurich…