Pour paraphraser Musset, les plus désespérées sont les comédies les plus belles. De par leur histoire tumultueuse, foutraque, sanglante, à l’instar des peuples juif, palestinien, kurde et autres damnés de la terre, les habitants des Balkans ont depuis des lustres acquis en matière d’humour et de désespoir un savoir-faire qui confine au professionnalisme. Les moins jeunes d’entre nous se rappellent sans doute qu’il a fugacement existé au xxe siècle, pas bien loin de chez nous, un pays appelé la Yougoslavie. Les plus attentifs en cours d’histoire-géo se souviennent sans doute de ces cartes de l’Europe hardiment bariolées, avec des hachures dans un sens, dans l’autre, des lignes pointillées frontalières plutôt mouvantes, des flèches pointant dans toutes les directions, racontant des mouvements de populations, des invasions, des annexions, des alliances, bref : la figuration scolaire et graphique d’un foutu bazar balkanique, fruit d’un gloubi-boulga géopolitique pas piqué des vers. Construit en 1918 sur les ruines fumantes de la Grande guerre, définitivement démantibulé en 2003, ce patchwork de populations slaves disparates aura duré en tout et pour tout 85 ans et connu successivement un régime monarchique, l’occupation allemande, une république socialiste emmenée par Tito, avant que les tensions nationalistes ne fassent tout voler en éclats – la guerre du Kosovo marquant l’ultime et macabre épisode de cette courte histoire.
Si je vous raconte tout ça, c’est que les flèches sur les cartes, les tâches de couleurs et les pointillés, ça a des répercussions très concrètes sur les individus qui s’efforcent de vivre, parfois de survivre, aussi simplement et paisiblement que possible, et qui se retrouvent plus souvent qu’à leur tour charriés comme des galets dans le torrent de l’Histoire. Ça forge le caractère, une philosophie de l’existence, et donc un humour mâtiné d’un sens du dérisoire peu commun.
Comédie yougoslave aussi drôle et inventive que minimaliste et mélancolique, Qui chante là-bas ? métaphorise le convoyage de populations bigarrées, roulant dans un autobus brinquebalant à travers le siècle sur des chemins à peine tracés, vers une destination improbable. A son bord, la liste des passagers tient de l’inventaire à la Prévert : un jeune couple fraîchement et vraisemblablement trop vite marié, un chanteur de charme gominé, un bourgeois réactionnaire mal embouché, un phtisique à l’agonie, un chasseur malchanceux, un vétéran décati et décoré (mais, grands dieux, de quelle guerre ?), et deux tziganes musiciens – qui ponctuent le récit au chant, à l’accordéon et à la guimbarde comme le chœur antique de la farce tragique qu’ils accompagnent. La petite troupe hétéroclite est emmenée par un contrôleur matois et âpre au gain, et son fils un peu simplet (mais capable de conduire les yeux bandés !). L’action se passe en 1941, l’invasion allemande en cours est invisible, la Yougoslavie – les voyageurs ne le savent évidemment pas – ne sera bientôt plus une monarchie. Ce qui les unit, c’est Belgrade, qu’ils veulent tous pour diverses raisons rejoindre. Le véhicule, qu’on devine d’un rouge éclatant sous son épaisse carapace de poussière, cahote lentement mais sûrement vers son destin, promenant au long d’une campagne aride l’imposant panache de fumée noire que dégage la cheminée de son gazogène. Son odyssée incertaine lui fera emprunter des chemins de traverse et marquer des arrêts intempestifs qui seront autant d’occasions pour ses passagers de révéler leur vrai visage, en définitive rarement aimable – et d’assembler pièce à pièce le puzzle d’une société déboussolée.
Qui chante là-bas ? est réalisé en 1980, alors que le régime communiste est à un tournant. Tito vient de disparaître et les nationalismes reprennent du poil de la bête. Quarante ans plus tard, le film n’a rien perdu de son charme, ni la fable de son éclat. Au contraire, on découvre avec le recul avec quelle acuité il préfigure la faillite communiste et l’éclatement inéluctable d’une Yougoslavie fabriquée à la diable au tournant du siècle pour servir les intérêts de ses voisins.
Pour la petite histoire, sélectionnée à Cannes dans une section parallèle en 1980, cette petite merveille balkanique, aussi grinçante que les essieux de l’autocar, faillit bien ne jamais sortir sur les écrans français. Il fallut alors tout l’enthousiasme et toute la ténacité de nos camarades du cinéma nîmois Le Sémaphore pour le faire connaître, avec succès : il fut montré en exclusivité, excusez du peu, à Nîmes, à Avignon (chez Utopia bien sûr) et dans une unique salle parisienne, le Saint André des Arts. Ce qui ajoute encore au plaisir de vous le faire redécouvrir aujourd’hui.