Empire, dans le Nevada : plus qu’un nom de ville, c’est tout un programme ! Un peu à la manière dont les corons ont fleuri autour des puits de mines, ou comme la Cité blanche édifiée par Lafarge en Ardèche, Empire est une ville sortie de terre, au milieu de nulle part, là où on pouvait extraire du sous-sol une quantité industrielle de pierre à plâtre. Empire était plus simplement la propriété, terrains et bâtiments (église et bureau de poste compris), de la United States Gypsum Corporation, le plus gros fabricant de plaques de plâtre des États-Unis. Édifiée et destinée à accueillir la main d’œuvre nécessaire pour faire tourner le business, Empire était bâtie pour durer une éternité. Et il arriva que cette ville connut le destin qui attend, un jour ou l’autre, tous les empires. Il y eut une crise, on cessa d’extraire du gypse, USG ferma son usine, Empire se vida de ses habitants. Les commerces fermèrent. La ville perdit même son code postal. Le mari de Fern mourut.
À soixante et quelques balais, Fern (Frances McDormand) a tout perdu et ne parvient pas à se satisfaire de l’avenir qui lui est promis. Ni de la retraite misérable qui lui permettrait de survivre en végétant lamentablement, ni du nécessaire déménagement, là ou ailleurs, ni de rien. Le peu qu’il lui reste de sa vie d’avant est stocké dans un garde-meuble du côté des vestiges d’Empire. L’essentiel – quelques assiettes, des draps, la parka de son mari – tient tout entier dans le van qu’elle a aménagé, baptisé « Vanguard », et au volant duquel elle sillonne les routes : son moyen de transport et son unique logement, pourvu qu’elle trouve un emplacement libre et pas trop cher où le garer. On ne saura pas vraiment s’il s’agit d’un choix mûrement réfléchi, si c’est un dernier recours qui s’est peu à peu imposé à elle ou si la transformation s’est insensiblement opérée à son insu. Mais le fait est que Fern est devenue un oiseau migrateur. Au gré des saisons et des emplois précaires qui en découlent, elle traverse le pays au volant de Vanguard. Manutention, gardiennage, service, nettoyage : elle est multi-tâches et passe indifféremment des entrepôts d’Amazon aux exploitations agricoles, des restos routiers aux campings en hibernation. Les boulots sont autant d’étapes qui rythment inlassablement son périple sans fin. Même si, là encore, nécessité née des aléas de la vie ou désir de ne pas s’enfermer dans une routine, la trajectoire connaît parfois d’infimes variations, ou peut momentanément bifurquer, selon les perspectives que peuvent ouvrir de nouvelles rencontres.
Car Fern n’est pas seule à s’être sentie poussée à tailler la route. C’est toute une population de voyageurs qui s’entrecroise de loin en loin sur les parkings, toute une communauté d’autant plus insaisissable qu’elle est composée d’individus solitaires, mis en retrait ou plutôt dans les marges de la société – et qui goûtent avec parcimonie les relations humaines. Mais une communauté tout de même, dont les membres se reconnaissent, se respectent – s’entraident au besoin. Ils peuvent même faire à l’occasion un bout de chemin ensemble, se donner des rendez-vous, partager tuyaux et expériences. Comme Linda, rencontrée chez Amazon, qui convainc Fern de la rejoindre au Rubber Tramp Rendez-vous, un grand rassemblement de nomades en Arizona où officie, moitié chaman moitié prédicateur, un certain Bob Wells, qui s’efforce d’unir ses ouailles par un lien spirituel aussi solide que ténu, tressé de confiance et d’empathie.
Mi-road movie solitaire, mi-chronique documentaire politique, le film sobre, épuré de Chloe Zhao déploie des trésors de sensibilité et de pudeur pour raconter sans une once de misérabilisme ces déclassés, ces laissés pour compte du rêve américain. D’authentiques nomades, Linda, Bob, Charlene, Peter, s’offrent à la caméra avec une émouvante sincérité et donnent la réplique (peu de répliques au demeurant) à une Frances McDormand hiératique et bouleversante.
Sans être idyllique, Nomadland raconte avec force qu’il est possible de survivre en marge de la machine à produire de l’exclusion qu’est devenue l’Amérique moderniste du XXIesiècle. Possible et, sans doute, enviable. C’est en tous cas le sentiment que nous laisse le film, longtemps après que la lumière soit revenue. Sur les pas de Fern, qui croyait avoir tout perdu, on découvre qu’il y a au contraire beaucoup à gagner. Notamment sa liberté.