Kenneth Branagh réalisateur nous livre ici l’une de ses œuvres les plus accomplies, en même temps que la plus intime : « Je me suis perdu pendant pas mal de temps, je crois. Ça m’a pris du temps pour retrouver mon chemin jusqu’à la maison, et avec ce film j’y suis arrivé », constate-il. Nous voilà par-dessus les toits de sa ville natale, une Belfast très photogénique, majestueuse et gentrifiée, loin de sa réputation de naguère, avec ses sculptures, ses musées, son port industriel à la géométrie bigarrée. On ne voit plus guère de traces de la classe ouvrière paupérisée, sinon dans quelques fresques murales commémoratives. C’est Belfast la résiliente que nous découvrons, loin des images de guerre civile gravées durant les trois décennies des « troubles » qui ont déchiré l’Irlande du Nord jusqu’à la signature de l’accord du Vendredi saint, en 1998.
Puis l’œil de la caméra plonge dans une autre temporalité, franchit l’un des murs de la paix qui sépare deux époques comme il séparait jadis les pratiquants de deux religions ennemies. On est saisi par un noir et blanc si limpide et sincère qu’il s’enlumine des couleurs de nos propres imaginations. On admire la maestria de la photographie, tout en l’oubliant au fur et à mesure que le récit nous submerge, comme l’Histoire va engloutir la jovialité de la population des « Interfaces », les quartiers mixtes habités à la fois par des catholiques et des protestants. Nous voilà ramenés en 1969, à hauteur de l’enfant que fut le réalisateur. Buddy, son possible alter ego, a 9 ans, respire au rythme de son microcosme rassurant : une famille aimante, bosseuse, des grands-parents décapants auxquels on peut tout confier… Les seules images qui lui parviennent du vaste monde le font rêver. Tandis que L’Homme qui tua Liberty Valance l’impressionne sur grand écran, un homme marche sur la lune à la télé. Dans la rue grouillante, les mioches jouent à être cowboy, footballeur ou super héros. Ici tout le monde se salue, se connait, veille sur la progéniture des voisins. La politesse domine, même si l’on garde rarement la langue dans sa poche, et le garçon a un vrai sens de la répartie, un humour et un accent bien irlandais déjà empreints de fierté ouvrière.
Mais ces souvenirs idylliques vont s’entacher d’un sentiment d’incompréhension et d’injustice, premier exil loin des terres insouciantes de l’enfance. Les boucliers improvisés des chevaliers pourfendeurs de dragons imaginaires vont s’avérer de frêles protections contre la froide réalité. Cela bascule très vite, à l’heure du goûter. Ce sont d’abord des images floutées dans la tête d’un Buddy soudain haletant, un incompréhensible brouhaha qui bourdonne, puis dont émergent distinctement deux phrases : « S’il vous plait on a rien fait ! » et « Faites rentrer les enfants ! ». En même temps qu’éclatent les cocktails Molotov, déferle un flot de violence larvée, trop longtemps accumulée. Les mères crient, celle de Buddy aussi, elle d’habitude si légère et gaie.
La toile de fond est installée, constituée de cette joie de vivre mâtinée d’une tension qui va aller en s’amplifiant, entre deux moments de liesse populaire qui font sens. Car les fins de mois ont beau être difficiles, elles resteront néanmoins longtemps joyeuses et solidaires, catholiques et protestants dansant cœur contre cœur, main dans la main. D’autant que pour notre jeune héros sonne aussi le temps des amours, les toutes premières où l’on est trop novice pour aborder l’objet de son cœur, sans pour autant savoir cacher ses sentiments.
Au travers du récit intime, se dessine un pan d’Histoire collective et il n’est pas anodin que ce merveilleux film soit porté par des acteurs qui, comme leur réalisateur, ont vécu cette période trouble, tels Jamie Dornan et Ciarán Hinds… Le tout bercé par la musique d’un autre originaire du lieu : Van Morrison.