C’est un documentaire drôle, touchant, stimulant, tourné aux antipodes, quelque part à 600 km au Sud de Buenos Aires, dans une région de l’Argentine où les indiens mapuches sont encore nombreux et cultivent leur langue et leur culture. Plus précisément à Bahia Blanca, une ville pas forcément présente sur les circuits touristiques de l’Amérique australe. Un film qui parle de gens qui font un métier dont généralement personne ne veut entendre parler bien que chacun en profite, un métier qui est particulièrement important dans un pays qui frise les records états-uniens de consommation de viande : Tato – qui sera notre fil conducteur –, sa jeune épouse, ses parents et ses voisins vivent de l’abattoir local. Pas n’importe quel abattoir puisque celui-ci est « sin patrones », sans patrons : suite à la grande crise économique et après un long conflit, l’abattoir, voué à la faillite, a été récupéré par une partie de ses ouvriers qui l’ont repris en autogestion.
De ce conflit antérieur nous ne saurons rien car ce qui est fort et jubilatoire dans Sangre de mi sangre, c’est qu’il s’immerge dans une famille, et au-delà dans une communauté de vie et de travail où tout semble aller bon an mal pour le mieux ! C’est presque déstabilisant mais tellement revigorant ! Le jeune Tato et ses proches vivent simplement, dans l’harmonie, écoutent la radio, rigolent avec les enfants, font la fête parfois arrosée et évidemment vont aux aurores en vélo vers le travail qu’ils ont sauvé et dont ils édictent eux-mêmes les règles collectives. Bien sûr l’abattoir est une affaire de vie ou de mort, mais la caméra ne s’arrêtera pas, mi-horrifiée mi-fascinée, sur ce circuit économique qui se construit sur des vies animales qui s’arrêtent. Les ouvriers de Sangre de mi sangre, à l’image des Indiens des plaines qui demandaient pardon aux animaux qu’ils allaient tuer lors de la chasse, se contentent de travailler le strict nécessaire, bien loin de la recherche effrénée du profit par l’agro-industrie, juste pour assurer la pérennité de leur gagne-pain. Ce qu’on voit essentiellement de la vie dans l’abattoir, ce sont les pauses et les réunions entre ouvriers où l’on discute – âprement parfois – répartition juste des bénéfices, investissements… car l’autogestion n’est pas de tout repos. Mais malgré les haut et les bas, ce qui irradie le film, c’est le bonheur simple des protagonistes qui savent qu’ils travaillent pour eux en toute justice et légitimité, sans qu’ils soient opprimés par qui que ce soit et sans qu’eux-mêmes n’oppriment quiconque. Et ce film rappelle que le travail peut être dans ces conditions source d’épanouissement et de prise de conscience politique.
Et quand, vers la fin du film, on demande à un jeune enfant ce qu’il veut faire plus tard, et qu’il déclare avec un sourire lumineux qu’il veut travailler à l’abattoir, on comprend l’importance de la transmission de ces pratiques de vie rares que les Indiens mapuches ont su trouver. Jérémie Reichenbach, seul avec sa petite caméra, a réussi en quatre ans à se faire littéralement adopter par ces familles argentines. Il peut ainsi, en toute authenticité, faire passer ces valeurs.