3 | 4 | 3 |
Tout le monde sait depuis toujours que les douze coups de minuit sont le signal des contes les plus fantasques, des aventures les plus magiques : Dong ! Dong ! Dong !… et les jouets s'animent, la bergère de porcelaine s'enfuit de sa cheminée avec son ramoneur pour vivre une immense histoire d'amour, Cendrillon perd la chaussure qui lui ramènera son prince… et autres miraculeuses histoires dont on ferme toujours les pages à regret…
Le nouveau film de Woody Allen est un petit miracle où Paris est belle comme un fantasme amoureux, pleine de lumières et de mystères. Des quais du canal Saint Martin aux petits rues pavées, chaque pierre, chaque rue semble susurrer son histoire, une histoire qui cause aux plus sensibles, mieux que n'importe quel musée glacé où les foules défilent.
Gil est un charmant garçon peu sur de lui, qui pourrait bien être une configuration de Woody Allen à ses débuts : scénariste de cinéma, il essaie d'écrire un roman qui s'embourbe un peu. Il doit se marier à l'automne avec une riche héritière et déboule avec elle des Amériques, invité par ses futurs beaux parents, venus là pour conclure une affaire de gros sous, de fusion… Hôtel de luxe, restaurants pleins d'étoiles, d'emblée la conversation dérape à propos du mouvement Tea Party, dont est proche le père qui égratigne au passage l'anti-américanisme des français, que Gil justifie lui par le stupide engagement des USA en Irak… Tout ça est très poli, c'est effleuré à peine, mais on réalise que Gil se fourvoie peut-être en s'apprêtant à faire partie de cette famille-là, et d'ailleurs est-il bien à sa place dans ce monde matérialiste qui met l'argent et les affaires au-dessus de tout ? Et d'ailleurs est-il très sûr de savoir ce que c'est que l'amour, « ce sentiment intense qui vous donne un instant l'impression de ne plus avoir peur de la mort » lui dira une nuit Hemingway en sifflant son vin rouge… Est-ce bien l'amour, ce sentiment confortable mais plutôt tiède qui ne lui fait jamais oublier que s'il a plein de petits points communs avec Inez, la riche héritière en question, il n'a avec elle aucune grande connivence, et qu'il s'ennuie à mourir avec les amis qu'elle bade, facilement bluffée par un savoir bidon, une assurance de pacotille…
Mais voilà : Paris est une ville magique et le miracle va se produire pour Gil : au moment où les douze coups de minuit sonnent tandis qu'il se promène en solitaire dans les rues désertées, une voiture venue du passé va l'embarquer pour une autre époque… Une époque où les artistes du monde entier venaient se rassasier d'un foisonnement intellectuel stimulant, qui produisait les plus belles choses. Le voilà donc, incrédule et émerveillé, avec ses nouveaux amis dans un bar à la mode : Dali, Bunuel (à qui il souffle le scénario de L'Ange exterminateur : « curieuse idée » dit Bunuel…), Cole porter, Picasso et son amoureuse (qui rêve, elle, de vivre au xixe siècle) dont il va s'enticher et qui va l'accompagner pour de nocturnes et rêveuses balades, le long des quais, sur les ponts scintillants.
Chaque nuit, après des journées terribles à jouer les touristes américains avec sa future famille, il revient au même endroit et la même voiture l'emporte… Au petit matin, en rentrant dans leur suite de l'hôtel Bristol, comment raconter à sa si rationnelle promise qu'il a fait lire son manuscrit à Hemingway, lequel lui a donné de judicieux conseils, qu'il a failli acheter trois Modigliani, pour quelques centaines de francs…
Gil vit en 2010, las jusqu'à l'écœurement d'une époque et d'un milieu où l'arrivisme, l'égoïsme, la superficialité dominent et, sous l'influence de ses amis des années vingt, son foutu roman va commencer à prendre une autre forme… Car la confrontation avec le passé n'est pas seulement un formidable plaisir délicieusement nostalgique et doux, mais peut aussi vous redonner goût à votre propre époque, à condition de se décider à tout chambouler…
Et alors Carla Bruni dans l'histoire ?… ricanez-vous… dans un rôle très bref de guide au musée Rodin, elle a la grâce mélancolique de ceux qui, mal à l'aise dans le présent, font semblant d'être là tout en rêvant en douce d'être ailleurs… à croire que Woody Allen l'a choisie justement pour ses airs d'anachronisme ambulant.