B.G
Le 11-09-2013
B.G, le 11-09-2013
« Si on montre une femme plantureuse on pense à Fellini, si on montre un nain on pense à Buñuel, si on montre un “freak” on pense à Tod Browning. Mais non, c’était ma vie dans mon village. Tous les éléments de mon enfance sont là. » Alejandro Jodorowsky
C’est comme un voyage très lointain et sublime, voyage intérieur au plus profond de l’âme, voyage aux antipodes des terres arides du Grand Nord chilien, à la frontière bolivienne. Il faut dire que le voyageur revient lui-même de loin, de 23 ans d’absence sur les écrans de cinéma. Alejandro Jodorowsky, qui fut à la fois réalisateur culte de films météores, psychédéliques et excessifs, dans les années 70/80 (El Topo en 1970, La Montagne sacrée en 1973, Santa sangre en 1989, sans parler du fabuleux projet Dune, jamais réalisé et auquel devaient s’associer entre autres Salvador Dali et les Pink Floyd), créateur avec Topor et Fernando Arrabal du groupe poétique et actionniste Panique, et surtout scénariste de bandes dessinées pour feu Moëbius avec qui il créa la série science-fiction des Incal, s’était ces dernières années consacré surtout à l’étude passionnée des tarots et de leurs vertus divinatoires.
Au soir de sa vie (tout est relatif : le gaillard est bien plus vif que nombre de jeunes cinéastes, et on le croit capable de tenir encore quelques décennies !), à 84 ans, le maître nous livre un retour fascinant sur son enfance tourmentée, qui commença à Tocopilla, sinistre petite ville minière chilienne, une bourgade de western avec sa rue principale battue par les vents de sable… même l’Océan Pacifique y fait triste mine. Une enfance marquée par la solitude et l’exclusion. Exclusion, dans un environnement d’hispaniques chrétiens à la peau sombre, de ce jeune enfant juif russe trop blanc et trop circoncis dont la famille a fui les pogroms. Exclusion, dans un pays gouverné par un dictateur d’extrême-droite, de ce fils de militant communiste pro-stalinien. Exclusion au sein même de sa propre famille, rejeté par un père qui exaltait la souffrance et la virilité, alors que le jeune Alejandro n’était que sensibilité artistique, fragilité voire féminité.
Mais on peut compter sur le délirant et fantasque Jodorowsky pour ne pas livrer une série de souvenirs sépia et surannés. Tous les tourments du jeune Alejandro, tous les événements de son enfance étonnante sont le prétexte à des visions délirantes. Le garçon arbore une étonnante chevelure longue et blonde, en souvenir d’un grand-père danseur étoile prématurément disparu dans un tonneau d’huile enflammée, son père communiste est le sosie de Staline, sa mère, opulente cantatrice frustrée, chante toutes ses répliques… Et quand, sur la plage, une clocharde/voyante prévient Alejandro de ne pas faire des ricochets parce que cela risque de briser l’ordre cosmique, et que le gamin ignore ce conseil, une vague s’abat sur lui et avec elle des centaines de milliers de sardines immédiatement dévorées par des milliers de mouettes ! Tout le reste du film est une succession de scènes révélatrices des obsessions récurrentes de Jodorowsky : infirmes/clochards qui jettent leurs béquilles sur le père d’Alejandro (la ville était réellement peuplée des victimes de la mine et des accidents de dynamite, jetés à la rue sans pitié), artistes de cirque psychopathes, tyrans sadiques et révolutionnaires de pacotille.
Mais au-delà de l’imagination débordante qui transparaît à chaque instant, La Danza de la realidad offre une magnifique catharsis sur les blessures de l’enfance et leur guérison par le cinéma. Jodorowsky, tout de blanc vêtu, joue d’ailleurs le chœur antique qui protège le jeune enfant apeuré et le guide dans sa nouvelle vie, et les trois propres fils du réalisateur jouent dans le film, notamment Brontis Jodorowsky, qui incarne son grand-père, bouclant ainsi le théâtre familial.