Utopia
Le 08-10-2013
Utopia, le 08-10-2013
C’est un film délicieusement désuet, du cinéma trop rare comme on l’aime et comme seuls les Anglais savaient en faire autrefois, avec un souci obsessionnel du moindre détail, un scénario doré à l’or fin adapté d’un immense roman, des décors sophistiqués en totale osmose avec les tourments des personnages, une musique aux petits oignons et surtout des acteurs magnifiques. On pense au grand David Lean, qui réalisa La Route des Indes dans lequel jouait la jeune Judy Davis, présente quelques décennies plus tard dans L’œil du cyclone…
L’œil du cyclone a le goût des salons de l’aristocratie finissante, l’odeur du cuir des canapés Chesterfield, des voilages Liberty flottant au vent, des vapeurs de thé himalayen, à ceci près qu’ici on le déguste bien loin de la vieille Albion, à l’ombre des palmiers, et dans l’écho des rouleaux du Pacifique s’écrasant sur le sable blanc. Car nous sommes non pas dans quelque manoir du Kent mais dans une villa avec vue sur l’océan, à Sydney, au début des années 70. Au cœur du film, la hautaine Elisabeth Hunter, membre, grâce à un mariage financièrement très heureux, de la haute société de la Nouvelle Galles du Sud, se meurt et se souvient…
Après une vie consacrée essentiellement à la satisfaction de son ego, elle ressent le désir de revoir ses deux enfants : Basil, devenu acteur célèbre de théâtre à Londres, et Dorothy, désormais aristocrate française, avec qui elle a entretenu par le passé des rapports soit inexistants soit complexes – euphémisme. Le récit, intelligemment adapté du chef d’œuvre de Patrick White, dévoile peu à peu la complexité des personnages, qui se cache derrière les apparences. Car si chacun – et pas seulement Basil, l’acteur flagorneur, dragueur, et prétentieux – joue un rôle dans le drame familial qui se noue autour de la mort imminente de Dorothy, on découvre que tous souffrent de ne pas avoir été assez aimés ou de ne pas avoir montré assez leur amour à leur mère, fils/fille, sœur ou frère. La mère, d’extraction modeste, s’est battue toute sa vie pour sa propre indépendance mais aussi pour la transmettre à ses enfants, les envoyant loin à l’étranger pour qu’ils se réalisent, car en Australie, même quand on est de la haute, on n’est jamais à la hauteur de l’aristocratie de la vieille Europe. Basil a d’ailleurs été anobli tandis que Dorothy a épousé un aristocrate français.
Sous son apparente extravagance, Basil cache une grande fragilité et une profonde solitude, qu’il tente d’oublier dans les amourettes faciles et la fascination qu’il exerce sur ses fans. Quant à Dorothy, si son agressivité envers sa mère peut nous exaspérer, on comprend mieux le ressentiment qu’elle peut avoir au vu des souvenirs qui resurgissent du temps où sa mère déjà mûre mais encore verte convoitait les amants de sa fille…
En négatif de ce trio d’amour/haine familial, le réalisateur décrit admirablement le petit monde des infirmières et domestiques qui s’affaire autour d’Elisabeth, notamment cette vieille cuisinière juive allemande rescapée des camps qui, inlassablement, rejoue chaque soir pour le plaisir d’Elisabeth un numéro de cabaret berlinois. Au-delà de la mise en scène élégante, c’est avant tout le choix des trois acteurs qui donne toute sa force au film. Charlotte Rampling est remarquable, jouant tour à tour la cruauté manipulatrice et les remords qui s’emparent de son personnage à l’approche de la mort : elle réussit à être crédible aussi bien en femme de 75 ans que de 55, encore séductrice. Geoffrey Rush, formidable acteur de théâtre mais aussi inoubliable médecin de Colin Firth dans Le Discours d’un roi, était le choix idéal pour endosser le rôle du faussement cabotin Basil. Quant à Judy Davis, une des actrices fétiches de Woody Allen, elle incarne toute la complexité et la fragilité de Dorothy.