Après En attendant les hirondelles, le cinéma algérien n’en finit pas de nous surprendre par sa profondeur, sa délicatesse et sa complexité. Avec Les Bienheureux, c’est encore une autre histoire de l’Algérie qui s'exprime, qui nous raconte les blessures et les drames, les espoirs et les déceptions d’une société traversée par des vents contraires : la fougue d’une jeunesse qui se cherche et se perd parfois, les désillusions des adultes qui ont connu le goût des utopies, mais aussi celui du sang. Les « bienheureux » du film ne le sont pas parce qu'ils seraient nés sous une bonne étoile, ni parce qu’ils auraient eu un destin hors norme, ils le sont car vivants, tout simplement.
L’histoire se passe sur une journée et une nuit, à Alger, si belle, si mystérieuse quelque que soit la lumière qui l’éclaire ; elle prend corps à travers plusieurs protagonistes, de différentes générations et origines sociales. Il y a d’abord le couple bourgeois formé par Samir et Amal, d’anciens quatre-vingt-huitards, des militants qui ont participé en octobre 1988 aux émeutes qui ont conduit à la fin du parti unique et à l’ouverture démocratique. Pourtant, ils sont revenus de bien des rêves et espoirs et cette soirée d’anniversaire de leurs vingt ans de mariage a de tristes allures de bilan. Et puis il y a leur fils, Fahim, jeune adulte plus ancré dans le présent et dans sa ville, dans laquelle il erre avec ses amis étudiants, Reda et Feriel, avant de rejoindre des jeunes d’un tout autre milieu social, dans un quartier populaire, où l’humour, l’alcool et le shit – et pourquoi pas aussi la quête de spiritualité – aident à tuer l’ennui. Autour, dehors, il y a Alger. Une ville qui semble garder en elle le secret des morts, des disparus et porte comme un fardeau le poids des années d'une guerre civile que l’on tente d’oublier mais à laquelle chacun pense, toujours, tout le temps, tant elle a embarqué dans sa spirale de violence la société algérienne toute entière. L’avenir a du mal à se construire et c’est bien le portrait d’un pays figé dans un immobilisme déconcertant qui est ici brossé, sans concession… un pays si jeune mais dirigé par un gouvernement usé jusqu’à la corde.
Alger est donc bien le personnage central du film, avec des moments de déambulation dans ses rues folles, avec ses immeubles décrépis qui écrasent les personnages par un trop-plein d’histoire, avec sa sonorité contrastée entre le Taqwacore (une espèce de punk muslim hyper connecté au présent) et la chanson française engagée qui sent la naphtaline. Alger n’est pas qu’un cadre, elle est le centre d’attraction et de répulsion de chaque personnage : on regrette de ne pas l’avoir quittée à temps, on voudrait la fuir ou y rester enraciné à tout jamais, on la regarde avec tendresse, dégout ou amertume face à ce qu’elle est devenue et devant ce qu’elle ne sera jamais.
« Je voulais deux points de vue générationnels pour montrer les conséquences de la bigoterie et de la politique sur l’intimité des gens. Résignation pour les uns, cynisme pour les autres… Il y a les adultes qui avaient vingt ans en octobre 1988 lors du soulèvement populaire et leurs enfants âgés de vingt ans en 2008 (ma génération), période à laquelle se déroule l’histoire, quelques années, donc, après la guerre civile. Amal et Samir, les parents, veulent fêter leur vingtième anniversaire de mariage au restaurant. Mais cette nuit-là va les forcer à rompre avec ce rituel : ils vont devoir faire face à l’échec socio-politique dont ils sont en partie responsables en tant qu’ex-militants. Au même moment, Fahim et ses amis errent dans une Algérie différente, sous tension, mais dans laquelle ils trouvent des espaces de liberté, car, contrairement à leurs aînés, ils continuent de rêver en créant leurs propres codes, en vivant avec leur société et en essayant de s’y frayer un chemin sans la juger. En une nuit, je les confronte tous à des contretemps permanents… »Sofia Djama