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« C’est un film sur l’hypocrisie. On ne sait jamais ce que les personnages désirent vraiment : étrangement, on ne sait jamais jusqu’à quel point ils restent passifs et fatalistes et à partir de quand ils deviennent calculateurs. Je voulais faire un film sur la nuit et j’ai finalement réalisé un songe sur les désirs que la nuit recouvre de ses artifices, mais que le jour découvre à la lumière. » Albert Serra. Il y a les films prévisibles. Ce sont de loin les plus nombreux, et il y en a de très bons. Et puis il y a les films uniques, en tout cas absolument singuliers, qui nous surprennent, nous ahurissent, nous émerveillent. Qui nous rappellent que le cinéma est un art total, capable d'englober et de sublimer la littérature et la mythologie, de faire appel à notre imaginaire collectif tout en racontant la grande Histoire, utilisant au passage ce que la peinture a apporté de mieux à notre civilisation. Histoire de ma mort est un de ces films-là. Exigeant certes, déroutant sans aucun doute. Mais extraordinaire, au sens propre, et magnifique, à notre avis. Histoire de ma mort met en scène le célébrissime personnage de Casanova au soir de sa vie, errant à travers l'Europe, accompagné de son serviteur aussi rondouillard et blasé que pouvait l'être Sancho Pança. L'originalité du scénario, évidemment et résolument fictif, est d'organiser la rencontre, au cœur des Carpates, entre cette figure du libertinage, de la liberté de pensée, du luxe insolent et des Lumières, et le personnage de Dracula, prince des Ténèbres. Liberté partielle prise avec la vérité historique puisque le vrai Casanova, après une vie d'opulence et de débauche, termina son parcours, chassé de Venise dont il avait trop moqué l'aristocratie, comme bibliothécaire du roi des Tchèques, dans un sombre château, pas très loin finalement de la Valachie de Vlad l'empaleur… Grâce à cette improbable confrontation, Albert Serra oppose deux symboles : d'un côté Casanova le jouisseur, le causeur, le rieur (il part à tout propos dans un immense éclat de rire), le lecteur infatigable, passionné des philosophes et des Lumières, le mondain, et face à lui Dracula le taiseux, le sombre, le sinistre, celui qui, au lieu de rire, pousse régulièrement un grand cri terrifiant. C'est le tableau d'une époque qui s'achève tandis qu'une autre commence, ou recommence puisqu'elle se réfère étrangement à un lointain passé. Les Lumières, alors que Casanova vieillit et se meurt, vont peu à peu laisser la place aux Ténèbres, à ce xixe siècle romantique, féru de passé médiéval, de religiosité morbide et d'histoires fort peu rationnelles. Clin d'œil à Histoire de ma vie, titre des mémoires de Casanova, Histoire de ma mort traduit plastiquement – splendeur visuelle austère, absolument anti-spectaculaire – la victoire des Ténèbres. On passe des intérieurs xviiie colorés, avec leurs papiers peints aux motifs floraux, avec leurs angelots, à des banquets nocturnes où la nature morte – voire en décomposition – domine, où le récit des exploits de Casanova n'est que nostalgie pour une époque qui s'enfuit. Puis ce sera la plongée dans les forêts sombres où les loups guettent pour faire leur retour. Histoire de ma mort, film sur la nuit comme l'a voulu Albert Serra, est un hommage formidable à toute la peinture et à ses évolutions entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe, à l'aube duquel Casanova devait mourir.