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Rien de plus contradictoire et contrariant que la famille. Le plus souvent on l'aime autant qu'on la hait, on la fuit et on la cherche, on la vomit et on la rêve. Celle du film passe par toutes les nuances de l'arc en ciel des sentiments, mais tout y est exacerbé par le contexte culturel, climatique, historique, politique : on a beau faire et dire, on n'échappe pas à son époque, on n'échappe pas à son histoire et le monde tel qu'il va pénètre les cocons les plus calfeutrés, s'immisce dans les parti pris les plus intimes, en rajoute aux conflits personnels… dans ce coin de la planète plus encore que partout ailleurs et particulièrement à ce moment de l'histoire où, après des décennies de guerre et de peur, Juifs et Palestiniens se prennent à croire à une paix durable : nous sommes à l'automne 1995 en Israël, deux ans après la signature des accords d'Oslo, à Atlit très exactement, jolie ville lumineuse au pied du mont Carmel, à deux pas d'une mer de rêve, tout y respire la douceur de vivre.
Si Cali, Darel et Asia, jeunes femmes modernes et autonomes, se retrouvent dans leur pays de naissance après avoir vécu pendant des années éparpillées aux quatre coins du monde, c'est qu'elles doivent se mettre d'accord sur un sujet délicat qui les perturbe profondément : que faire de cette maison où elles ont grandi, maintenant que leurs parents n'y sont plus ? Enfin plus tout à fait, car les fantômes de ces deux-là traînent la patte et n'en finissent pas de s'attarder entre les murs imprégnés de rires, d'engueulades, de gestes de tendresse. Des fantômes toujours amoureux, pas mécontents de croiser leurs filles dans cet endroit encore chaud bouillant de vie où ils continuent à foutre un joyeux bordel, malicieux et sensuels.
Elles ont fait leur vie, l'une en France, l'autre à Québec, la petite dernière n'a pas encore choisi où poser ses insatisfactions et ses doutes… Ces retrouvailles les cueillent à vif en leur rappelant leurs racines et, à peine rassemblées, elles recommencent à se crêper le chignon. Entre elles les choses sont plutôt compliquées, l'une veut vendre, l'autre pas, elles s'interrogent, doutent, hésitent, mais sont heureuses de se retrouver malgré tous ces sentiments qui se bousculent, leur mettent le cœur à vif : c'est tendre, c'est drôle, c'est violent, c'est méchant, c'est affectueux, c'est physique et c'est ancré en elle autant que le souvenir de l'âne Raspoutine enterré dans le jardin envahi d'herbes folles, ou que le superbe olivier planté là, on ne sait plus quand ni par qui. C'est d'ailleurs compliqué de vider la maison car il y en a toujours une pour reprendre dans la benne les objets que l'autre vient de jeter.
Une grande manifestation pour la paix se prépare à Tel Aviv et s'il y a un point au moins qui les rassemble et faisait aussi consensus avec les parents, c'est le sentiment partagé que pour trouver sa propre place, chacune a besoin que l'autre ait aussi sa juste place et que ce qui est vrai pour les individus l'est aussi pour les peuples. Elles bricolent donc en rigolant dans leur jardin une banderole et s'empilent le cœur léger dans la voiture de Cali pour rejoindre la manif. Jusqu'au moment où, sur la route qui mène à Tel Aviv, se produit une scène qui semble tout droit sortie d'un film de science-fiction : toutes les voitures s'immobilisent, tandis que les automobilistes atterrés sortent sur la route comme frappés de stupeur… Un extrémiste juif vient d'assassiner Ytszhak Rabin, plongeant les partisans de la paix dans le désespoir. Vendre, mais à qui ? s'interrogent alors les trois sœurs tandis que le garçon chargé de la vente leur présente des religieux américains qui veulent prendre leur part de la « terre promise ».
C'est un film pétillant mais grave sous sa légèreté apparente. Tourné dans la maison de famille de la réalisatrice, il pose avec subtilité la question de l'héritage sous toutes ses formes, matérielles ou immatérielles, héritage qui fait partie intégrante de nous quoi qu'on en pense, même quand on croit l'oublier.