Chaque année, la péninsule de Singapour gagne plusieurs kilomètres sur le littoral en important des milliers de tonnes de sable de ses pays voisins. À son indépendance en 1965, la superficie du pays était de 527 km². Elle est aujourd'hui de plus de 830 km². Chaque jour le sable enfouit un peu plus la mer, permettant à la folie économique du pays (un des « quatre dragons asiatiques ») de s’étendre sans limite, construisant sans relâche de nouveaux ports, gratte-ciels et autres quartiers chics. Les Etendues imaginaires est un polar fascinant, volontiers nocturne, qui nous emmène sur le versant caché de cette frénésie conquérante, en s’intéressant à la condition des travailleurs migrants qui œuvrent à cette expansion géographique.
Tout comme le sable est importé des États alentour, le business du sable draine une véritable économie parallèle en recourant à une main d’œuvre bon marché et corvéable venue de Malaisie, du Bangladesh, du Cambodge ou du Vietnam. Le film suit le personnage de l’inspecteur Lok, chargé d’enquêter sur la disparition d’un jeune ouvrier chinois du nom de Wang. Cette affaire va l’amener à s’enfoncer dans le quotidien de ceux qui ont tout quitté avec l’espoir d’accéder à de meilleures conditions de vie et qui, à l’arrivée, ne trouvent que la démesure de projets qui menacent à chaque instant de les engloutir.
L’inspecteur Lok n’a pas beaucoup de prises lorsqu’il commence à enquêter sur l’affaire. Les informations sur les travailleurs migrants sont par définition quasi nulles et le chef de chantier de Wang se montre particulièrement de mauvaise volonté. Les enjeux sont gros, très gros : pas question de trop remuer la vase. Alors, Lok va glaner les indices au dortoir des ouvriers, où il rencontre quelques compagnons de chambre de Wang. Il n’en tirera pourtant pas grand chose. Ce qui frappe, c’est l’anonymat total qui règne dans ces lieux. Tous ont laissé leur famille au pays, tous gardent pour eux l’histoire qu’ils transportent, persuadés de n’être là que temporairement, dans le seul but d’amasser rapidement un peu d’argent.
Allongé sur le lit du disparu, assommé par la chaleur humide et le rythme d’une ville sans accalmie, Lok découvre que, comme lui, Wang souffrait d’insomnies. De sa position, la fenêtre donne sur la devanture d’un cybercafé. Lok s’y engouffre, découvrant une salle remplie d’hommes les yeux rivés sur des écrans, addict aux jeux, aux réseaux et autres chimères que leur quotidien ne leur offre pas. La tenancière des lieux, la très attrayante Mindy, assure avoir bien connu Wang : c’est ici qu’il passait toutes ses nuits.
Le film met alors en place une structure narrative élaborée où se mêlent plusieurs niveaux de réalité. De longs flash-back dévoilent la vie de Wang, partagée entre les tâches harassantes du travail et l’avatar qu’il s’était créé la nuit. Touché par le manque de sommeil et l’attirance vénéneuse de Mindy, l’inspecteur Lok entre dans un état second et plonge avec audace dans les rêves et les cauchemars de Wang pour retrouver sa trace. Par-dessus les eaux ou dans ses bas-fonds connectés, Les Etendues imaginaires dessine un portrait fascinant de la ville où tout le réel se brouille au profit des fantasmes et d’une spéculation prête à tout ensevelir sur son passage pour assouvir son désir de gigantisme.