4 | 4.5 |
Beauté diaphane
C'est un film irréel de beauté et de lumière sur un épisode appartenant pourtant aux ténèbres de l'Histoire. Nous sommes en 1962, dans la Pologne communiste à peine sortie du joug stalinien. Une Pologne toujours aussi marquée par le poids de l'Église catholique, rempart de l'identité polonaise depuis cent cinquante ans, successivement face aux envahisseurs Russes orthodoxes ou Prussiens protestants et désormais face au matérialisme socialiste. C'est d'ailleurs un couvent que l'on découvre dans les premières superbes images en noir et blanc. Un couvent noyé sous la neige, austère et oppressant. La toute jeune Anna, une orpheline, s'apprête à prononcer ses vœux. Mais avant cela, la mère supérieure doit annoncer à la novice qu'elle a non seulement une famille, en l'occurrence une tante prénommée Wanda – qui apparemment ne s'est jamais réellement inquiétée d'elle –, mais qu'elle s'appelle en fait Ida et qu'elle est d'origine juive, ses parents ayant disparu dans le tourbillon de la Shoah dans des circonstances jamais élucidées. Un choc pour la jeune fille dont la vie semblait toute tracée dans la voie du Christ et qui, du jour au lendemain, décide d'aller à la rencontre de cette tante indigne et de remonter le fil de l'histoire douloureuse de sa famille, un parcours qui va vite se transformer en road movie à travers la Pologne et vers l'indicible.
La quête de la jeune nonne va être l'occasion de révéler la lâcheté ordinaire, celle de ces bons Polonais catholiques qui avaient dans le meilleur des cas assisté passivement au génocide et dans le pire y avaient collaboré de manière plus ou moins active, dans un pays où l'antisémitisme n'avait pas attendu l'arrivée des nazis pour prospérer. Une histoire oubliée sur l'autel de la réconciliation nationale au profit du mythe du peuple polonais résistant à l'occupant.
Mais Paweł Pawlikowski a eu l'intelligence de ne pas tomber dans la simple dénonciation de la culpabilité polonaise. Il montre toute la complexité de la société d'après guerre, qui voudrait tourner la page sans le pouvoir jamais. Cette complexité est puissamment incarnée dans le personnage de Wanda, Juive marquée à vie par le massacre de ses proches mais devenue, au lendemain de la guerre, procureure des grandes purges staliniennes et bourreau à son tour, tout en imposant ses choix de femme libre et libérée dans une société enfermée dans le carcan religieux. Et le film repose sur la confrontation passionnante des deux figures féminines, remarquablement interprétées par deux comédiennes venues d'horizons très différents : la grande comédienne de théâtre Agata Kulesza, qui donne au personnage de Wanda toutes les modulations de son désespoir teinté d'ironie dramatique, et la débutante Agata Trzebuchowska, choisie sur sa seule aura pour incarner Ida, et dont l'intensité dramatique, toute en émotion retenue, contraste avec le visage angélique de vierge botticellienne.
Pawel Pawlikowski fait des choix de mise en scène radicaux, qui mettent splendidement en valeur aussi bien les personnages que les paysages tristes et surannés de la Pologne des années soixante : un noir et blanc épuré, un format d'image carré qu'affectionnaient les réalisateurs de l'entre deux guerres, une composition de chaque plan au cordeau, le choix d'une bande son décalée, le jazz de John Coltrane contrebalançant la gravité du film… Pawlikowski, cinéaste polonais devenu britannique d'adoption (les excellents Transit Palace et Summer of Love), est revenu au pays pour un coup de maître.