2.5 | 3 |
Pour un coup d'essai, c'est un coup de maitre ! Avec Qui vive, la jeune réalisatrice Marianne Tardieu nous donne un film rare, aussi modeste que superbe. Superbe parce que modeste. Modeste et juste. D'une pénétrante justesse qui s'impose d'emblée, qui fait immédiatement exister les rues, les immeubles, les lumières, les mouvements de cette cité de banlieue. Et les personnages, d'autant plus passionnants qu'ils sont ordinaires, qu'ils ressemblent à tout un tas de gens qu'on croise tous les jours et auxquels on ne prête pas attention. Ici c'est la banlieue de Rennes mais ça pourrait être celle de n'importe qu'elle grande ville. Ici le personnage central c'est Chérif, mais des Chérif il doit y en avoir des milliers, semblables et singuliers. Semblables par leurs conditions de vie, par le début de leur parcours ; singuliers, uniques par leur façon de faire face, de construire la suite de leur chemin.
Chérif a la trentaine, il est intelligent, il a des atouts mais pas forcément ceux qui vous assurent un accueil privilégié lors des entretiens d'embauche… Il a accumulé les petits boulots, les études sans débouché, il est revenu vivre chez ses parents et a accepté un emploi alimentaire de vigile au centre commercial voisin. Le genre de poste costume-cravate et talkie-oreillette qui vous attire le mépris des jeunes glandeurs de la cité, et tout autant celui de la direction qui le pressure et s'en sert comme fusible interchangeable dans un contexte sécuritaire et social tendu. Mais Chérif n'accepte pas le choix qui lui est assigné : croupir dans une situation humiliante mais qui lui garantit le minimum vital ou plonger comme certains de ses amis d'enfance dans les activités illégales plus ou moins risquées, plus ou moins minables. Chérif sait ce qu'il veut : il prépare discrètement le concours d'infirmier qui lui permettra de s'arracher à ce mektoub qui colle aux baskets des jeunes de la cité, de quitter ce quartier auquel il est attaché mais dont il sait qu'il est une prison aux murs invisibles. Il y arrivera si les vieux copains combinards et foireux, ceux qui se baladent en 4x4 flambants neufs, ne l'entraînent pas vers une voie sans issue…
Marianne Tardieu fait exploser les clichés qui collent aux basques des films sur la banlieue en ne se posant jamais en juge des différents protagonistes : petits merdeux désœuvrés qui trainent autour du magasin et humilient quotidiennement Chérif, vieux potes enfermés dans leur glandouille, caïd qui fut son meilleur ami, flics qui se dépatouillent avec tout ce petit monde, chaque personnage existe, aucun n'est caricaturé ou méprisé. Le film les montre surtout prisonniers d'un système où s'affrontent relégation sociale et légitime colère face à un monde qui tente de préserver ses acquis, un monde inégalitaire auquel Chérif veut échapper coûte que coûte. Seuls ceux qui exploitent cette situation, notamment l'odieux patron de la société de sécurité, sont regardés avec dureté.
Marianne Tardieu sait aussi jongler avec des tonalités très différentes, moments drôles, moments graves, moments de tension et même d'action, mais aussi moments de grâce comme quand Chérif rencontre Jenny, lumineuse animatrice de centres de loisirs et réalisatrice de dessins animés craquants, incarnée par la formidable Adèle Exarchopoulos, chopée avant son succès de La Vie d'Adèle. Celui qui l'est encore plus, formidable, c'est Reda Kateb, qu'on a vu récemment impeccable en médecin algérien dans Hippocrate : cette fois il porte le film sur ses épaules, il est de quasiment toutes les scènes, il donne au personnage de Chérif une richesse incroyable, en fait vivre toutes les facettes, tour à tour drôle, séduisant avec Jenny, grave et déterminé. Reda Kateb est un des tout meilleurs acteurs du cinéma français, Qui vive en est la preuve définitive. Il a fallu quatre ans de combat à Marianne Tardieu pour réunir les financements de ce film lumineux. On ne peut que saluer sa combativité, égale à celle de son héros qu'on n'oubliera pas de sitôt.