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Depuis quelques années, de grands cinéastes comme Jia Zhang Ke, Wang Bing ou plus récemment Diao Yi'Nan avec Black coal nous ont dessiné les affres d'un pays dévoré par la faillite idéologique et morale, l'appât du gain, l'oubli des valeurs fondatrices, le mépris de l'environnement et de la terre nourricière. Si beaucoup l'ont fait avec une radicalité ravageuse, Vivian Qu, connue jusqu'ici comme productrice (notamment du Black coal déjà cité) et qui signe là son premier film en tant que réalisatrice, le fait avec une subtilité insidieuse.
Trap street commence d'ailleurs assez doucereusement autour du personnage de Li Qiuming, un jeune homme apprenti géomètre dans une société qui cartographie les rues de Nanjing (Nankin pour les anciens), une mégalopole en plein bouleversement urbanistique. Pour arrondir ses fins de mois, il pose aussi des caméras de surveillance chez qui le veut bien ou au contraire repère pour de riches clients les systèmes éventuels d'espionnage. Et il flashe sur une superbe jeune femme au cours d'un de ses repérages, une jeune femme qui disparaît comme par enchantement au détour d'une rue… Ce pourrait être le début d'une jolie histoire romanesque et romantique si le jeune homme ne découvrait pas que la rue où a disparu la jeune femme n'est répertoriée ni par les cartes ni par les systèmes GPS et qu'elle abrite un mystérieux laboratoire gouvernemental. L'histoire va prendre alors un tour politique et policier, sans que le garçon y soit pour grand chose. Arrestation, mise au secret, le cauchemar éveillé peut commencer…
Naviguant à mi-chemin entre l'étrange et la romance, sur un mode tantôt réaliste quand elle évoque les expulsés des projets immobiliers, tantôt onirique à travers cette histoire de rue fantôme, Vivian Qu parvient à évoquer une société profondément ambivalente, rongée par la surinformation tout en étant en permanence surveillée, une société où l'on expose sans vergogne sa vie privée sur les réseaux sociaux, où l'on croit à la liberté d'expression sans limites sur le net, tout en étant soumis soudainement à la censure. Une société où l'on a accès à n'importe quelles données venues du monde entier tout vivant sous la menace d'être arrêté arbitrairement à tout moment, et d'être mis au secret pendant des dizaines de jours – on ne peut s'empêcher de penser à l'artiste Ai Wei Wei, mondialement reconnu mais séquestré 80 jours puis mis en résidence surveillée, symbole du sort de bien des artistes chinois. Un monde où cœxistent et s'interpénètrent des forces poussant vers plus de liberté et des vieilles lunes s'accrochant à une vision paranoïaque qui repère des ennemis partout sans posséder pour autant les outils du contrôle qu'elles voudraient pratiquer… Et dans ces affrontements, le tragique se mêle parfois au comique.
Dans une interview, Vivian Qu évoque l'opposition entre les deux grands écrivains d'anticipation George Orwell (1984) et Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes). Le premier craignait ceux qui nous priveraient d'information, le second ceux qui nous en offriraient trop. Le premier craignait que la vérité nous soit cachée, le deuxième qu'elle soit noyée dans une mer de non-pertinence. La Chine vu par Vivian Qu semble être le cumul des deux.