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De l'Inde on ne connaît souvent que les images colorées et surannées de Bollywood, croisement entre l'héritage de l'Inde éternelle et le sentimentalisme de roman photo ; ou, à l'opposé, l'Inde misérabiliste de Salaam Bombay ou de Slumdog Millionnaire, celle des inclassables qui luttent dans les bidonvilles pour leur survie. Mais on connaît moins l'Inde émergente des classes moyennes, celle qui est née avec l'essor économique impressionnant d'un pays qui aspire à devenir une des principales puissances de l'Asie. Eh bien Ugly arrive à point nommé pour nous balancer en plein visage que cette Inde-là n'est guère reluisante et encore moins généreuse pour les faibles.
Rahul et Shalini sont les deux parents divorcés de Kali, dix ans, une petite fille adorable et capricieuse obsédée par la mode et son portable comme de nombreuses fillettes de par le monde. Rahul est un acteur un peu raté qui court les castings. Quant à Shalini, elle s'est remariée avec Shoumik, l'autoritaire chef de la police de Bombay, et vit depuis une existence déprimante et cloîtrée, qu'elle tente d'oublier grâce à l'alcool et aux médicaments.
Un jour où le négligent Rahul a laissé Kali dans sa voiture le temps d'aller chercher un ami, la fillette disparaît. C'est un cauchemar kafkaïen qui commence. Rahul appelle Kali sur son portable, celui-ci sonne dans la poche d'un vendeur de rues quelques dizaines de mètres plus loin. Rahul et son ami le poursuivent dans une cavalcade effrénée mais l'homme se fait écraser accidentellement, la piste de Kali est perdue… S'en suit un interrogatoire ubuesque au commissariat où le père fait office d'accusé et où le policier en faction se répand en blagues de très mauvais goût. C'est bien un cauchemar, fait d'abus policiers, de rebondissements et de faux espoirs, de trahisons odieuses et totalement inattendues…
Ugly prend le meilleur du cinéma d'action américain ou sud-coréen, imposant un rythme effréné fait de ruptures surprenantes. L'enquête policière autour de l'enlèvement est menée tambour battant mais avec brutalité et désorganisation, montrant au passage la totale incompétence de la police indienne, corrompue, servile et composée d'abrutis, une enquête avec ses incontournables appels masqués des ravisseurs, ses remises de rançons qui tournent mal. Et la musique métal oppressante achève de scotcher le spectateur, déjà saisi par cette atmosphère asphyxiante et hallucinée.
Mais Anurag Kashyap va au-delà du thriller haletant et dénonce l'obsession du gain dans un monde où l'enlèvement d'enfants est un commerce courant, mais aussi l'oppression et le mépris dont sont victimes les femmes, qu'elles soient mariées, cloîtrées et dépressives comme Shalini, ou au contraire futiles et totalement soumises aux canons imposées par les médias sexistes comme la maîtresse de Rahul. Et surtout Anurag Kashyap pointe la faillite des valeurs familiales, montrant les parents négligents et leurs proches prêts à trahir frères ou nièces pour quelques billets. Après Gangs of Wasseypur, splendide diptyque qui montrait l'ascension sur cinquante ans d'une dynastie de brigands dans une ville moyenne gangrenée par la corruption et le poids des mafias, Anurag Kashyap s'impose, avec son cinéma anti-Bollywood impressionnant d'efficacité et de noirceur, comme un des plus importants cinéastes indiens actuels.