3 | 2 | 3.75 |
Thriller ambigu
S'il fallait faire très court, on dirait que Night moves est un thriller écologiste. A bien y réfléchir, il se pourrait qu'il soit aussi tout à fait le contraire. Pour l'aspect thriller, le film suit l'itinéraire de trois militants écologistes ayant décidé de faire sauter un barrage : l'exécution de cet acte symbolique et radical instille naturellement une forte tension dans le récit. Pour autant Kelly Reichardt (brillante cinéaste indépendante américaine, auteure de Old Joy, Wendy et Lucy, La Dernière Piste) choisit de développer cette trame sur un mode volontairement mineur. La marche tranquille de son film et l'atmosphère qu'elle capture creusent au final une voie beaucoup plus intense et bien plus inquiétante que les artefacts du suspense et de la nervosité. Pour l'aspect écologiste aussi – et c'est une grande réussite – le film n'est jamais vraiment où on l'attend. S'il se montre clairement en phase avec le combat environnemental et politique en jeu, il n'entend transmettre aucun message et n'a surtout aucune morale à donner. Il faut bien reconnaitre que l'idée de Kelly Reichardt de situer l'action dans les eaux troubles de son propre camp confère au film quelque chose d'éminemment déstabilisant, particulièrement pour quiconque s'est un jour intéressé à la notion d'engagement. L'empreinte qu'il nous laisse n'en est que plus profonde. Dans Night moves, les personnages ont déjà fait leur choix et le plan de cette action est tout établi. Josh est un garçon taciturne, un peu solitaire, qui travaille dans une ferme biologique solidaire. Dena a abandonné le milieu aisé dont elle est issue pour travailler dans un petit lieu alternatif dédié au bien-être féminin. Ensemble ils vont s'atteler aux préparatifs de leur coup, acheter le bateau de plaisance qui leur permettra d'atteindre le barrage et rejoindre Harmon, l'ami de Josh, pour achever leur programme. La réalisatrice nous donne à suivre en détail leurs actions, le moindre de leurs gestes et de leurs relations, en tenant à distance tout explication trop frontale. Le film ne cherche ni à remettre leur choix en question, ni à le justifier, mais construit une proximité avec les personnages qui nous les rend accessibles, qui nous permet de comprendre où ils en sont. Leur pensée se radicalise parce que le monde dans lequel ils vivent est radical : la marche effrénée du consumérisme, la débauche d'énergie gaspillée, les belles forêts d'Oregon rasées pour y construire des golfs… on entend tout cela. Mais ce qui intéresse la réalisatrice, ce n'est pas l'angle moral de la décision, ce n'est pas le « pourquoi ». Ce sont les modalités de l'action politique, le « comment faire » et ce qui en découle. Car le passage à l'acte provoque chez Josh, Dena et Harmon, via des ressorts de scénario que nous ne dévoilerons pas, une onde de choc qui les ébranle de plus en plus. Le plan prévoyait que chacun retourne chez soi, coupe le contact avec les deux autres et reprenne ses activités normales. Mais ont-ils vraiment anticipé ce que recouvre le fait d'assumer une action d'une telle ampleur ? Dans l'isolement de chacun et un silence de plus en plus anxiogène, Night moves déploie alors une tension sourde où les individualités se révèlent (fortes prestations de Dakota Fanning et surtout de Jesse Eisenberg). Les modalités de l'action, la prise de responsabilité, la paranoïa, la solitude des individus face à la démesure des problèmes : Night moves tisse une passionnante réflexion sur l'engagement, actualisée aux spécificités de notre époque. Un peu comme le fit Sydney Lumet avec son superbe À Bout de course (1988) pour la génération précédente… Kelly Reichardt fouille l'identité d'hommes et de femmes dans leur combat, jusque dans leurs doutes, et même dans leur noirceur, mais toujours avec l'empathie et la délicatesse qu'on lui connaît et qui fait d'elle une cinéaste de tout premier plan.