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À l’affût du faux pas
C’est, grâce au cinéma, la rencontre de deux monstres sacrés, passés maîtres dans leur domaine. Le premier, David John Moore Cornwell alias Jonh le Carré, peut être considéré à raison comme le plus grand auteur contemporain de littérature d’espionnage. Ses romans, dont plusieurs ont été portés à l’écran, dressent depuis cinquante ans un état des lieux souvent très critique des relations internationales. Loin du folklore glamour à la James Bond, ses (anti)héros sont des êtres complexes traversés par le doute.
Le second, Philipp Seymour Hoffman, était sans conteste l’un des plus brillants comédiens de ces vingt dernières années, capable d’interpréter à peu près n’importe quel rôle, premier ou second, avec cette force animale, ce charisme hors norme et cette présence à l’écran qui vous faisaient oublier toutes les petites faiblesses de scénario ou les maladresses de mise en scène. C’est donc là sa dernière grande prestation et c’est infiniment triste de se dire que l’on entendra plus sa voix rauque et suave, qu'on ne verra plus sa silhouette lourde et pourtant aérienne… Pensée douloureuse qui nous habite pendant les deux heures du film et même bien après. Quel gâchis, quelle connerie !
C’est une sorte de passionnant huis-clos à l'échelle d'une ville et traversé par des enjeux mondiaux. Toute l'action se déroule à Hambourg qui, plus de dix ans après le 11 Septembre 2001, reste hantée par le passage dans son Université, ses mosquées, ses rues, d’un certain Mohammed Atta, tête pensante et coordinateur de l’attentat suprême. Depuis, la ville est placée sous l’étroite surveillance des services secrets internationaux et autres bureaux de vigilance antiterroriste, à l’affût du moindre indice qui pourrait laisser présager l’organisation d’une nouvelle action destructrice.
Tout commence par l’arrivée clandestine dans le port d’un jeune homme au visage marqué par la fatigue, la crasse et les stigmates d’un passé de violences et de tortures. Animal apeuré caché sous sa capuche, il erre à travers la ville et semble être à la recherche de quelqu’un. Le système ultra perfectionné de vidéosurveillance va le pister, l’identifier, le traquer en silence. Du bon boulot, discret, efficace, sans vague, parfaitement mené par une unité secrète d’espionnage allemande dont Günther Bachmann est le chef charismatique. Très vite, Bachmann comprend que cet homme d’origine tchétchène est plus paumé que dangereux et qu'il pourrait être la clef qu’il lui faut pour mener à son terme une enquête plus vaste sur laquelle il travaille depuis des mois, autour du mystère d'un intellectuel musulman influent, à la fois penseur, prédicateur et généreux donateur prônant un islam modéré et un rapprochement entre les civilisations…
Bachmann, qui en a vu d’autres aux quatre coins du monde, est revenu de bien des illusions, de bien des certitudes, se méfie comme de la peste des systèmes trop sûrs de leur bon droit, et des hommes qui les servent. Son pragmatisme d'homme de terrain va se heurter aux mécanismes paranoïaques, aux réflexes guerriers, aux fantasmes revanchards des services allemands et américains unis pour la cause de l'ordre et de la sécurité du monde…
Un vaste jeu de pistes au cœur de la ville se met alors en place. Sur l’échiquier, Bachmann et son équipe (dont la troublante et magnifique Nina Hoss), Issa, le jeune Tchétchène, une mère turque et son fils boxeur, une jeune avocate idéaliste, un banquier britannique chancelant… et des espions qui surveillent, qui manigancent, qui calculent, qui cogitent… pas forcément bien.
Le spectateur est pris lui aussi dans les filets de cette intrigue haletante et complexe dans laquelle pourtant jamais il ne se perd. C’est à la fois une course contre la montre digne des meilleurs thrillers, orchestrée avec une fluidité, une élégance remarquables, et une démonstration brillante et sans concession des luttes de pouvoir, des batailles médiatiques que se livrent les grandes puissances mondiales au nom de la guerre contre les « axes du mal ». Édifiant. Terrible. Virtuose.