Maîtres chanteurs en cinémascope
Nous vivons une époque formidable où l’on confond rêve et chimère, faisant ainsi du premier une chose négative, absurde, impensable… Quand on n’a pas vingt ans, que ceux que vous aimez, vos aînés, vos modèles, l’école, la presse, les politicailleurs… vous rabâchent combien il est dur d’être jeune à notre époque en crise, au futur tout bouché, sur quel rocher rassurant s’appuyer pour se propulser vers un projet de vie réjouissant ? Seuls survivraient dans ce monde de brutes les « réalistes », capables de mettre au placard leurs idéaux. L’avenir appartiendrait aux « raisonnables », non aux doux rêveurs, ni aux utopistes.
Oser rêver, refuser de sombrer dans la morosité ambiante, est-ce folie ou lucidité ? C’est peut-être bien une forme de courage que de refuser ce système passablement indifférent aux improductifs, aux petits, aux obscurs, aux sans-grade… Un acte de résistance à la schizophrénie d’une société dont le lobe droit ignore ce que fait le lobe gauche. Quel est ce monde qui d’un côté incite sa jeunesse à s’imprégner d’une morne docilité et de l’autre traumatise ses aînés en exigeant à tout bout de champ qu’ils soient porteurs de projets innovants, sous peine de jeter les uns et les autres aux oubliettes ? La véritable innovation ne serait-elle pas de ne plus castrer l’imagination de ceux qui voudraient la repenser, la réinventer ? Et si la seule manière d’être raisonnable était bel et bien de ne pas renoncer à ses rêves, à ce qu’on est ?
Vous les parents qui vous angoissez, qui trouvez que les ados élevés par les autres sont plus sensés, mieux armés. Vous les adolescents qui trouvez les parents des copains plus cool, moins stressants… Et si tel n’était pas le cas ? Si en prenant un peu de hauteur on cessait de fantasmer sur l’herbe plus verte dans le pré d’à côté ? C’est un peu ce qu’a fait David André en allant donner la parole à un groupe de jeunes de 16/17 ans, en les suivant durant toute une année scolaire, leur dernière au lycée, celle où le terrible couperet du baccalauréat les attend à la fin de la dernière ligne droite. Mais il ne s’est pas contenté d’en faire un film documentaire classique. Tel le facteur cheval, à force de glaner les petites perles qui sortaient de la bouche de ces jeunes, il a fini par harmoniser une partition à plusieurs mains et plusieurs voix, en y intégrant la réflexion et l’inventivité de ses sujets. Son rêve de cinéaste devenant réalité partagée, construction collective. C’est un film qui ne ressemble a rien de ce que l’on a vu avant, délicieusement inclassable. Le choix d’insérer des parties chantées dans le récit pouvait sembler casse-gueule mais ça fonctionne parfaitement, comme une évidence. Et on est happé dès les premières images par ce formidable docu-comédie-musicale dans lequel chaque jeune dit, chante, enchante, interprète l’histoire de sa vie. On est passionné par la parole libre et sincère des jeunes, touché par la pudeur et le tact de la caméra, attentive à ne pas caricaturer, à ne pas pénétrer trop loin, dans le jardin secret de chacun… C’est de part et d’autre une grande leçon d’humanité, de respect, loin des inévitables (?) conflits intergénérationnels.
Ce sont de sacrés numéros : Alex, le punk au cœur d’or qui rejette toute morosité. Son père qui oscille entre l’envie de voir réussir son fils et son goût pour la liberté. L’émouvante Caroline qui ne se sent pas soutenue dans sa propre famille et cherche le réconfort dans celle rigolarde d’Alex. Gaëlle qui se bat tendrement contre son père pour qu’il accepte de la laisser vivre ses rêves. Nicolas le poète romantique désabusé, un hybride de Gainsbourg et de Buster Keaton. Rachel, son amoureuse brillante, détentrice d’une lucidité qui fait parfois mal. Ou encore Alice… Tous solidaires, attachants et drôles. On les voit évoluer au fil de quatre saisons qui se succèdent avec l’évidence d’un concerto, avec en toile de fond la grisaille d’une ville du nord (Boulogne-sur-Mer) qui souffre du chômage dû à la désindustrialisation. Une chronique en temps réel, poétique, politique dans le sens noble, humain du terme. C’est beau, diantrement émouvant, porteur d’espoir tant il est vrai que les lycéens portent en eux une vraie force de vie qui refuse de se plier aux fourches caudines d’une civilisation qui semble partir en ruine.
Peut-être la vie appartient-elle à ceux qui la rêvent ? Et on désire avec impatience un nouvel opus, dans une dizaine d’années, qui nous montrerait ce qu’ils sont devenus, elles et eux qui revendiquent le droit indispensable de ne pas être sérieux à 17 ans…