3 |
Entrer dans Le Scandale Paradjanov, c'est s'immerger avec bonheur dans une caverne d'Ali Baba aussi cahotique que féérique, dans le fantasme d'une Asie centrale du temps où elle était traversée par Marco Polo. Pourtant le protagoniste ô combien attachant de cet étonnant film biographique fut bien un homme du xxe siècle, celui de l'Union Soviétique. Serguei Paradjanov est né en République socialiste de Géorgie, à Tbilissi, au milieu des années vingt, avant que Staline ne sévisse, et il est mort 66 ans plus tard à Erevan, en République socialiste d'Arménie. Entre temps, après avoir fait l'école de Lodz en Ukraine, il était devenu un cinéaste fantasque et incontrôlable, mondialement reconnu pour son génie créatif et honni par le régime, qui infligea quatre ans de goulag à cet artiste décadent, dépravé et nationaliste. Nationaliste, il ne l'était pas réellement mais les régions caucasiennes où il est né, où il a vécu, où il est mort, ont imprégné profondément l'imaginaire de ce fils d'antiquaire qui avait hérité de son père l'amour immodéré des objets qui portent en eux une histoire, et qui habitent ces films jusqu'à l'excès.
De 1968 à 1990, en quatre œuvres majeures (Les Chevaux de feu, Sayat Nova, La Légende de la fortesse de Souram, et Achik Kerib), Paradjanov a revisité à sa façon les contes et légendes et plus largement l'âme de l'Ukraine, de la Géorgie et de l'Arménie. Dans ses films, point de narration linéaire mais plutôt des successions de tableaux vivants mettant en valeur l'étrangeté, la beauté, la force de paysages et de personnages tout droits sortis d'un moyen âge fantasmé. Des plans fixes sublimes de méticulosité où le placement du moindre objet d'artisanat a son rôle, où les poésies, danses et musiques traditionnelles tiennent une place essentielle.
Le pari de Serge Avédikian – qui endosse lui-même le rôle de Paradjanov à qui il ressemble étrangement – et d'Olena Fetisova était risqué : évoquer près de trente ans d'une vie et d'une carrière tumultueuses en évitant le docu-fiction artificiel et rébarbatif aussi bien que le biopic hollywoodien à rebondissements. On suit le cinéaste depuis la sortie des Chevaux de Feu et ses premiers ennuis avec le pouvoir soviétique jusqu'à l'hommage que lui consacra le Centre Georges Pompidou en 1988, avec entre temps les cruelles années de goulag qui le sépareront définitivement de l'amour de sa vie et de son fils.
Le film joue intelligemment la carte de la sobriété, s'articulant autour de quelques tournages, montrant bien l'exubérance du personnage, capable des pires colères comme des plus entières générosités. La plus grande réussite d’Avédikian et Fetisova, c'est d'avoir su recréer, à la fois dans la reconstitution de plans célèbres de ses œuvres et dans des scènes de la vie quotidienne, l'univers visuel unique de Paradjanov, comme dans cette scène incroyable où il reçoit, dans sa maison natale de Tbilissi, un fan inattendu en la personne de Marcello Mastroianni pour lequel il improvise un banquet nocturne quasi fellinien. Pour ceux qui connaissent déjà Paradjanov – comme votre serviteur qui fit ses débuts balbutiants en montrant ses films à ses voisins d'amphi au ciné-club universitaire – ce film chaleureux et inventif sera une madeleine de Proust pour retrouver le cinéaste si présent dans notre imaginaire. Pour ceux – majoritaires sans doute – qui ne connaissent pas, sa vision vous donnera l'envie irrépressible de vous offrir ou de vous faire offrir le très chouette coffret DVD paru aux Editions Montparnasse.