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Gracieuse autant que pudique. Gaie et émouvante à la fois. Cette perle rare faisait partie, lors du festival de Cannes, de la sélection Acid, un particulièrement bon cru dont certains films auraient amplement mérité d'être primés s'ils avaient été en compétition officielle. Souvenez-vous : In the Family, du même Patrick Wang, nous avait déjà énormément touchés l'an dernier. Son nouvel opus est de la même veine : tout en finesse et en tendresse, un baume puissant capable de colmater les fissures des cœurs endeuillés…
Derrière chaque paupière, chaque sourire, se cachent des secrets, des incertitudes, parfois des chagrins inavoués. Impedimenta encombrants, enfouis sous une chape de silence afin qu'ils ne viennent pas assombrir les petits bonheurs quotidiens qui sont déjà suffisamment fragiles… Ainsi en va-t-il pour la maisonnée de John et Ricky qui semble accrochée à sa tranquillité comme une patelle – dite aussi bernique – à son rocher. Ce couple de quarantenaires a tout pour être heureux dans un environnement paisible où l'on ne s'ennuie jamais. C'est que leurs gosses, mauvaises graines bien vivaces, n'en laissent pas passer une ! Fratrie vivifiante où les taquineries fusent, nourrissant une ambiance débridée, où les pleurs cèdent vite la place à l'hilarité.
C'est ce foyer presque idéal que découvre Jessica lorsqu'elle débarque dans la vie de son père après des années d'absence et de silence. John accueille avec une bienveillance chaleureuse cette jeune femme issue d'une première union et sa compagne Ricky se montre vite une alliée précieuse pour cette belle-fille qu'elle n'attendait pas. Mais l'élargissement de la famille ne fait pas l'unanimité. Paul, le cadet, en pleine adolescence grassouillette, fait tout pour que l'intruse se sente indésirable, sous le regard amusé de la benjamine, surnommée Biscuit, qui ressemble à un petit ouistiti à la langue bien pendue. Il leur faut se faire une raison : cette demi-sœur tombée du ciel, avec laquelle ils partagent peu de souvenirs, est bien partie pour s'incruster quelque temps. Les parents ont d'autant moins l'intention de la chasser qu'elle avoue vite qu'elle est enceinte et n'a nul autre havre où se réfugier.
Jessica, sensible, pétillante observe, prend ses marques, s'intègre doucement. Elle perçoit peu à peu le malaise larvé qui étouffe dans chaque tête. Les regards qui cachent, les mots que l'on chuchote, ceux que l'on devine mais que l'on n'ose pas entendre et encore moins prononcer. Certains silences sont plus criants que bien des hurlements, certaines absences plus envahissantes qu'une marée humaine. Les attitudes de révolte incompréhensible des deux plus jeunes s'éclairent progressivement. Dolto le disait bien : dans un foyer, on ne peut rien cacher ni aux enfants ni aux chats. Quelque chose plane, quelque chose ou quelqu'un… qu'on se garde d'évoquer comme si son inconsistance était le remède à tous les maux, à la peine que chacun trimballe secrètement. Est-ce l'embryon qui grandit en elle qui rend Jessica si réceptive à cette présence impalpable, familière, presque désirable ? Comme si le futur bébé appelait par capillarité l'ectoplasme invisible qui hante les esprits. Sa venue agit comme une catalyse qui va faire s'ouvrir chacun à la parole, briser les non-dits comme de vieilles noix stériles.
C'est une histoire de deuils à faire, qui se croisent, s'entrechoquent pour dépeindre le tableau d'une humanité réjouissante et goulue comme un nourrisson. On restera longtemps envoûté par la manière de filmer, poétique et inventive, de Patrick Wang. Longtemps hantés aussi par le tout premier plan, une entrée en matière intrigante, subtile, d'une évidence qui avale tout dans son sillage.