Quand il débute en amateur en 1935, le jeune fils d'immigrés italiens n'a qu'une ambition: égaler l'idole du moment, celui qui fait vibrer l'Amérique de sa voix d'or, le grand Bing Crosby lui-même. Mais il lui faudra encore attendre quatre longues années parsemées d'emplois précaires et de minables radio-crochets avant de tenter de rivaliser avec le célèbre crooner et pouvoir profiter de la chance que lui offre soudain Harry James, trompettiste virtuose. Celui-ci vient de quitter Benny Goodman - le Roi du Swing- pour fonder sa propre formation. Nous sommes alors au printemps 1939 et voici le jeune Frank - marié depuis quelques mois à peine - lancé sur les routes américaines, partageant la vie chaotique des musiciens de Big Band et apprenant les ficelles de son métier, soir après soir, pour un premier salaire de 75 dollars par semaine.
Six mois plus tard il franchissait une nouvelle étape et devenait le chanteur vedette de l'orchestre de Tommy Dorsey, l'une des meilleures formations blanches de l'époque. Peu à peu la légende se mettait en place ... un nouveau phénomène vocal était né, utilisant le microphone comme aucun de ses prédécesseurs n'avait su le faire auparavant, tirant les phrases musicales sur des longueurs inusitées, jouant de la sensibilité, de la sensualité et du phrasé.
Un mois avant l'attaque japonaise contre Pearl Harbor, les magazines Downbeat et Metronome pouvaient enfin titrer: "Meilleur Chanteur de l'année 1954 : Frank Sinatra". Celui que la presse ne désignait plus alors que par « The Voice » ou « Frankie », avait désormais remplacé Bing Crosby dans le coeur de l'Amérique adolescente.
L'année suivante, tandis qu'il avait pris - non sans mal - la décision de voler de ses propres ailes, l'ampleur du phénomène Sinatra ne fit que s'accroître, se traduisant par des scènes d'hystérie collective sans précèdent. De cette époque datent les images de légende de « Bobby-Soxers » occupant sans désemparer les travées du Paramount Theatre de New York. En Octobre 1944, pour son troisième passage en ce lieu, plus d'un millier de personnes avaient envahi les guichets avant 6 heures du matin. A neuf heures, sur dix rangées de front, 10.000 adolescents faisaient la queue entre les 43éme et 44éme rues sur la 8éme Avenue tandis que près du double avait recouvert les alentours de Time Square paralysant la circulation. Entre temps, Hollywood avait ouvert ses portes à celui qui allait devenir le symbole de l'Amérique triomphante. Sponsorisées par les plus grandes marques de cigarettes, les émissions de radio se succédaient de semaines en semaines captivant des millions d'auditeurs autour du Hit Parade du moment; Woody Allen retracera plus tard cette époque dans son film « Radio Days ».
Mais bien des contes de fées ont parfois leurs revers et Frank Sinatra dût en subir plus d'un au cours de sa longue carrière. A la fin des années 1940, le public commença à se lasser de ces chansonnettes quelque peu sirupeuses alors que les premiers accents du Rock'n' Roll n'allaient pas tarder à déferler. Empêtré dans ses déboires sentimentaux avec Ava Gardner, en conflit permanent avec la presse et les ligues puritaines, « The Voice » était désormais une valeur en baisse au box office; son nom à lui seul ne suffisait plus à attirer assez de monde pour qu'on puisse l'afficher dans une salle aux dimensions de celles du Paramount. . .En 1949 il n'était plus pointé qu'avant dernier des 50 meilleurs artistes des USA.
Pour comble, le 26 Avril 1950, au Copacabana de New York, il dût de façon pitoyable quitter la scène, totalement aphone, les cordes vocales brisées par une hémorragie. Une à une, les chaînes de radio et de télévision résiliaient leurs contrats, la Metro Goldwyn Mayer mettait fin à son engagement, les studios de disques Columbia l'abandonnaient. Le calvaire allait ainsi durer quelques années encore. Devenu l'ombre de lui-même, laché par ses amis, l'ancien gamin bagarreur des rues d'Hoboken n'abandonnait pas pour autant le combat et luttait de toutes ses forces face au monde impitoyable du show-business...
A la fin de 1952, Frank Sinatra se battit avec un acharnement incroyable afin d'obtenir un rôle de second plan - celui du soldat Maggio - dans le film « Tant qu'il y aura des hommes »que s'apprêtait à tourner Fred Zinneman avec Montgomery Clift, Burt Lancaster et Deborah Kerr. Ce rôle, il en était persuadé, était pour lui. . . il le sentait . . inutile de composer, Maggio le raté, le gavroche italien, c'était lui !
Abandonnant en catastrophe Ava Gardner au Kenya sur le tournage de Mogambo, il parvint à convaincre les dirigeants de la Columbia de lui laisser tourner un test. Le résultat fût tel qu'il emporta la décision (au détriment d'Elie Wallach), acceptant de tourner pour une poignée de dollars. Un an plus tard, face au tout-Hollywood, Frank Sinatra remportait le deuxième Oscar de sa carrière après celui obtenu en 1948 pour un court métrage civique sur la tolérance et contre le racisme.
Renouant dès lors avec le succès, il enregistra des albums prestigieux pour le jeune label Capitol (lequel comptait également dans son écurie quelques grands noms: Judy Garland, Peggy Lee, Nat King Cole, Dean Martin, Bobby Darin, Louis Prima/Keely Smith, Kay Starr. . . ) avant de créer sa propre maison de disques: Reprise. Il retrouva le chemin des studios pour les films devenus aujourd'hui de grands classiques: «L'Homme au bras d'or » d'Otto Preminger, « Comme un torrent » de Vincente Minnelli avec Shirley Mac Laine et son compère Dean Martin, « La Blonde ou la Rousse » aux côtés de Rita Hayworth et Kim Novak, « La Haute Societé » avec Bing Crosby, Louis Armstrong et Grace Kelly....
Le reste appartient désormais à l'Histoire et Frank Sinatra continua de forger sa légende, chantant régulièrement sur les scènes du monde entier, remplissant le Maracana de Rio en 1984 ou multipliant ses prestations dans les casinos de Las Vegas, Atlantic City, Reno, jusqu'à ses deux derniers albums «Duets » enregistrés en 1993. Personnage contreversé, aimé ou haï, aussi fantasque et vindicatif qu'on le disait charitable et sensible aux détresses humaines, il n'a jamais voulu tricher ni décevoir son public. Ne retenons aujourd'hui que l'étendue et la pérennité de son oeuvre: 53 films, plus d'un millier d'enregistrements sonores, plusieurs centaines de millions de disques vendus.