Né à Maison-Laffitte, Jean Cocteau prit place dans une famille bourgeoise, entouré de son père, rentier, de sa mère et de leur deux autres enfants, Marthe (12 ans) et Paul (8 ans). Il passa son enfance au grès des réceptions musicales que donna son grand-père. Ce dernier, d'une grande culture artistique, n'avait de cesse d'initier le petit cancre de la famille à la musique. Cette période probatoire influencera considérablement sa perception créatrice tout au long de sa vie. Elle s'affirmera notamment dans la formation, par Cocteau lui-même, du Groupe des Six - formé des compositeurs Arthur Honegger, Germaine Tailleferre, Georges Auric, Louis Durey, Darius Milhaud et Francis Poulenc - dont l'esthétisme particulier aura pour usage le rejet du formel, l'utilisation du banal et du vulgaire... En un mot un antiwagnérisme. Leur exemple le plus insolite : le ballet des "Mariés de la Tour Eiffel", écrit par Jean Cocteau. Une bouffonnerie déroutante !
Très jeune, Jean va vite découvrir les funestes nuances de la vie. Son père Georges Cocteau se suicide dans son lit. Jean n'a alors que 9 ans, mais la mort, le suicide et le sang vont à tout jamais préfigurer ses oeuvres ("Le Sang d'un Poète", "L'Aigle à Deux Têtes", "Le Testament d'Orphée"...). Le tragique restera l'une des préoccupations majeures du poète, une exorcisation jamais comblée. Sa mère élèvera donc seule cet être difficile qui refuse de grandir, trouvant dans les états pathologique un moyen de se faire choyer. Aidée par une gouvernante allemande, Cocteau découvrit, très tôt, le monde du spectacle et de l'illusion. Il s'émerveilla face à la beauté du cirque, face au prestige des divertissements du Châtelet ("Le Tour du Monde en 80 jours"). Entre trois grippes et deux utopies, il passera des heures, dans sa chambre, à improviser des spectacles autour de son petit théâtre miniature, où il réinvente les décors. La maladie a ses jeux, dont la quintessence ranime l'âme créatrice...
La descente de Cocteau au pays des rêves va lui faire rater son baccalauréat au lycée Condorcet. Mais c'est dans cette cour (des miracles) qu'il aperçut, pour la première fois, l'élève Dargelos, le "premier symbole des forces sauvages qui nous habitent", le fantasme qui allait habiter chaque compagnon de Cocteau, chaque personnage masculin de ses oeuvres. Sans équivoque, on retrouve le personnage de Dargelos dans "Le Livre Blanc" et "Les Enfants Terribles".
En 1908, Cocteau, alors agé de 19 ans, fera la connaissance du célèbre tragédien Edouard de Max. Ce dernier, fasciné par l'écriture de Jean, décida d'organiser une lecture de ses poèmes au Théâtre Fémina, sur les Champs-Elysées. Dorénavant Jean Cocteau ne voudra fréquenter que les grands : de Catulle Mendès à Marcel Proust en passant par la Comtesse de Noailles et les Rostand... Il se promènera dans les rues de Paris, affichant un style très provoquant. Cocteau est devenu un dandy, un "Prince Frivole".
Cependant, sa rencontre, en 1910, avec Serge de Diaghilev, mécène et directeur de troupe Russe, va bouleverser, irrémédiablement, tout son bel équilibre. "Le premier son de cloche, qui ne se terminera qu'avec ma mort, me fut sonné par Diaghilev, une nuit, place de la Concorde. Nous rentrions de souper après le spectacle. Nijinsky boudait, à son habitude. Il marchait devant nous. Diaghilev s'amusait de mes ridicules. Comme je l'interrogeais sur sa réserve (j'étais habitué aux éloges), il s'arrêta, ajusta son monocle et me dit : "Etonne-moi". Ce simple mot a fait réagir Cocteau comme une révélation. Avec une volonté peu commune, il décida d'arrêter son existence superficielle et ira jusqu'à renier ses oeuvres passées, qui lui avaient pourtant apportées le succès tant convoité. "La Lampe d'Aladin", "Le Prince Frivole", "La Danse de Sophocle" seront réduit à néant. "Cette phrase me sauva d'une carrière de brio. Je devinai vite qu'on n'étonne pas un Diaghilev. De cette minute, je décidai de mourir et de revivre. Le travail fut long et atroce. Cette rupture, je la dois comme tant d'autres à cet ogre".
Du sens profond de cette phrase, Cocteau n'en prit réellement conscience qu'au terme de la représentation (et du scandale !) du "Sacre du Printemps", par la troupe de Diaghilev en 1913. "L'idée d'étonner ne m'était pas venue. J'étais d'une famille où on ne pensait pas du tout à étonner. On croyait que l'art était une chose tranquille, calme, disparate [...] "Le Sacre du Printemps" était pour moi la révélation d'une forme d'art opposée aux habitudes et anticonformiste".
Et c'est ainsi que Jean Cocteau entra, pour la deuxième fois, dans le monde. Plus déterminé que jamais. Aiguisant son style anticonformiste et surréaliste (mot inventé par Guillaume Apollinaire à l'occasion de la représentation de "Parade"). Depuis ce jour, les lauriers et les scandales s'associèrent aux oeuvres de Cocteau. Pour son caractère irrationnels, "Parade" déconcerta. "La Machine à Ecrire" fût violemment attaquée en 1941, pour avoir mal représentée la France. "Les Parents Terribles" et d'autres écrits du poète n'échappèrent pas aux interdictions diverses. Pour la plupart, ces chef-d'oeuvres de littérature trouveront un énorme succès auprès du public. La presse fera un accueil triomphal à la sortie des "Enfants Terribles" en 1929. "La Voix Humaine" (monologue téléphoné d'une femme à son amant qui la quitte) accédera à une carrière mondiale. Il est possible que son entrée dans le monde étrange de l'opium en 1923, après la mort de son ami Raymond Radiguet (auteur du "Diable au Corps", 1923), ait aiguisé son style unique...
Après bien d'autres succès de poésie de roman, de poésie critique, de poésie de théâtre et de poésie graphique, Jean Cocteau sera séduit par le cinématographe. Il en fera, bien sûr, une poésie ! Il ne pouvait pas en être autrement. Cocteau se révéla ainsi à un public plus large. "Le cinéma n'a pas attendu "Le Sang d'un Poète" pour exister dans l'oeuvre de Cocteau. Il est partout dans "Le Cap de Bonne-espérance". Il s'est infiltré dans les vers de "Plain-Chant". Il est dans "Opéra" (Henri Langlois [1914-1977], l'un des créateurs, avec G.Franju et P.A. Harlé, de la cinémathèque française).
Mais si "Le Sang d'un Poète" - ce "documentaire réaliste d'évènements irréels" - resta la curiosité des psychiatres, son deuxième film, "La Belle et la Bête", réalisé en 1945, fût, en revanche, un enchantement visuel pour les spectateurs venus en masse pour applaudir cet exploit lyrique et technique. Mal accueilli au festival de Cannes en 1946, il ne reçut que le prix Louis Delluc ! Mais c'est avec "Le Testament d'Orphée" (1960), monté grâce à l'aide financière de François Truffaut, que Jean Cocteau renoua avec le pur cinéma d'images. "Les producteurs [...] exigent un "sujet" et un prétexte alors que la manière de dire, de montrer les choses, et de meubler l'écran est mille fois plus important que ce qu'on y raconte". Dans cet ultime grande oeuvre, Jean Cocteau dépassa la simple complicité avec la mort. Il la transcenda en jouant son propre rôle. Trois ans plus tard, il la subira... "Le Testament d'Orphée" est, très certainement, le catalogue de ce que possédait Cocteau : toute sa poésie, ses rêves et ses angoisses, ses fantasmes et ses hallucinations y sont recensés. Ce fût, sans aucun doute, son propre testament qu'il dévoila aux yeux de tous.
A l'instar de son premier film "Le Sang...", "Le Testament..." ne rencontra pas son public. Le travail de Cocteau se trouva, une fois de plus, projeté dans le futur : "lorsqu'une oeuvre semble en avance sur son époque, c'est simplement que son époque est en retard sur elle", lançait-il pour occulter sa peine.
Le 11 octobre 1963, en apprenant la mort de sa grande amie Edith Piaf, Cocteau se dit : "c'est ma dernière journée sur cette terre", puis s'évanouie. "Vivre me déroute plus que mourir" ("La Difficulté d'être"). Cocteau en profita discrètement pour éteindre sa propre flamme, et entrer dans l'éternité. "Je ne redoute pas la mort. Elle est comme une naissance à l'envers". Il était inconcevable de raconter de raconter en quelques lignes toute la vie, toutes l'oeuvre et toute l'imagerie du poète-académicien Jean Cocteau. Je me suis donc limité à dénoncer les épreuves et les rencontres majeures de sa jeunesse, lesquelles ayant, de toute évidence, influencé l'interprétation poétique du visionnaire. "Tout ce que j'ai, me vient de l'enfance" a été son fil d'Ariane...