Voilà un film d'une intelligence rare, porté par des acteurs remarquables (le prix de Kamel El Basha à Venise n'a pas été volé), qui nous donne des nouvelles d'un pays dont toute l'histoire a été marquée par la violence et la guerre civile, et qui évoque la difficile mais toujours possible réconciliation d'humains aux histoires antagonistes.
Et comme souvent dans les films réussis, la grande Histoire se nourrit des petites histoires, celles qu'on pourrait au premier abord juger anecdotiques, voire insignifiantes. Nous sommes à Beyrouth Est, dans le quartier chrétien – malgré la fin de la guerre dans les années 1990, la géographie de la ville est encore marquée par la juxtaposition des communautés. C'est là que vit et travaille Toni, garagiste de son état, membres des Forces Libanaises, parti chrétien nostalgique du président assassiné Bachar Gemayel, et futur jeune père quadragénaire.
Tout bascule bêtement quand des travaux sont réalisés dans la rue. Yasser, chef de chantier palestinien, veut mettre en conformité les canalisations et couper ce bout de tuyau qui fait dégouliner l'eau du balcon de Toni jusque dans la rue. Opposition énervée du garagiste soupe-au-lait, insulte de Yasser quand Toni brise le raccordement effectué, refus de présenter des excuses… L'engrenage est lancé. Et ce qui, en d'autres contrées à l'histoire moins pesante, se serait arrêté à une banale dispute de voisinage va faire remonter les horreurs du passés (le massacre de Sabra et Chatila par les phalanges chrétiennes alliées d'Israël, les exactions des militants pro-syriens contre des villages chrétiens…) et provoquer bagarres de rues entre belligérants des deux communautés avant de finir devant les tribunaux… et même bien plus haut !
L'Insulte est le premier « film de procès » de l'histoire du cinéma libanais et c'est très important. Ziad Doueiri, citoyen d'un pays où tout s'est le plus souvent réglé par la violence et les jeux de pouvoir, lui même fils d'avocat, a souhaité montrer que le recours à la justice organisée pouvait aussi amener ceux que l'on croyait irréconciliables à aller l'un vers l'autre, à enfin accepter et exorciser le poids du passé. Car derrière le petit conflit, les insultes, les coups, les préjugés que chacun des protagonistes nourrit envers l'autre, il y a des blessures enfouies et tues parce que la fin de la guerre et l'amnistie générale – qui s'est confondue dans le cas du Liban avec l'amnésie générale – n'ont permis à aucune des communautés de formuler ses souffrances. Et on comprend que le combat de chacun est avant tout un combat pour la dignité. Ce que raconte magnifiquement le film, c'est que seule l'intermission de la justice peut apaiser ces souffrances, justice magnifiquement incarnée ici par le duo d'avocats : l'accusé et le plaignant sont défendus par le père et sa fille, opposés devant le tribunal, transcendant ainsi les guerres communautaires.
Il faut savoir que Ziad Doueiri est issu d'une famille sunnite qui paya de son sang le soutien aux Palestiniens alors que sa co-scénariste Joelle Touma vient elle d'une famille phalangiste chrétienne. Cette magnifique ode à la paix et à la compréhension s'est pourtant trouvée confrontée à la brutalité du réel puisque, de retour au Liban après le Festival de Venise en septembre dernier, Ziad Doueiri a été brièvement arrêté pour collusion avec l'ennemi (traduire Israël) parce que cinq ans auparavant, il s'était rendu en Israël sans autorisation pour son précédent et remarquable film L'Attentat. Comme quoi au Liban il y a encore du boulot, mais Ziad Doueiri y contribue remarquablement !