Lara Jenkins nous plonge dans l’univers sans concession de l’excellence, un milieu où la musique n’adoucit guère les mœurs, celui des conservatoires, des concours après lesquels seuls les plus ambitieux surnageront.
Dès potron minet, cette journée-là débute d’une drôle de manière pour Lara Jenkins. Sans que rien d’extraordinaire ne semble devoir advenir. Sous l’apparence de la plus banale normalité, tout y sera pourtant, dès les premières minutes, subtilement en décalage, comme si notre anti-héroïne cheminait à côté d’elle-même, en observatrice passive ou du moins ayant un temps de retard sur la réalité.
Au petit matin, on sonne à sa porte… Deux policiers, moyennement déférents, ne lui laissent aucune alternative et la réquisitionnent en tant qu’ancienne fonctionnaire. La voilà contrainte de jouer les témoins oculaires lors d’une perquisition affligeante qui se déroule dans son immeuble. Son pauvre voisin, M. Czerny, se révèle tout aussi innocent et impuissant qu’elle. Il leur faudra prendre leur mal en patience jusqu’à devoir écouter un des flics massacrer consciencieusement, sur le vieux piano de l’appartement, la sempiternelle Lettre à Élise de Beethoven, tandis que son camarade rédige le rapport : « Pièce d’identité, s’il vous plaît, date de naissance… ». Ce jour-là Lara Jenkins a pile soixante ans, un compte rond censé être célébré en grande pompe. Nul pourtant ne s’empressera de le faire. Au contraire, ses appels laissés sur la messagerie de son grand fils, Viktor, resteront sans retour. Notre semblant d’étonnement se transformera vite en regard compatissant, non pour Lara, mais pour son entourage, victime de son attitude étouffante, parfois cassante, qui l’aura progressivement isolée. On en comprendra ultérieurement les raisons, convoquées par touches délicates. Et cette femme qui aurait pu n’être que la caricature d’une mère castratrice, avec ses façons rigides, presque frigides, nous émouvra, sans une once de pathos ou de larmoiement.
En attendant Lara Jenkins se débat, victime d’elle-même. Elle arpente la ville en tous sens, course contre une montre invisible, se lançant dans des activités pour le moins saugrenues : vider son compte en banque, s’offrir une tenue hors de prix qui ne colle pas à son image, s’y sentir bien, puis mal… Acheter les vingt deux places restantes pour le concert décisif qui ouvre la carrière de Viktor, lequel persiste à grossir le rang des abonnés absents… Vingt deux places… mais pour quoi en faire ? À qui les offrir ? Tout cela fleure une solitude latente encore non déclarée, un vide vertigineux qu’il faudrait vite combler, recouvrir d’un illusoire tapis avant que de se prendre les pieds dedans. Tout semble s’enchaîner de façon oppressante, dans un désordre frénétique, une ultime tentative de ne pas affronter lucidement la vérité, les mensonges qu’on s’est raconté. Et Viktor… qui ne rappelle toujours pas… comment l’accepter quand on est une mère courage qui a donné à son fils le meilleur, permis de s’élever plus haut qu’elle n’a pu le faire elle-même ?
Corinna Harfouch, qui joue le rôle titre, est absolument bluffante. La grande classe du film est de parvenir, en moins d’un tour de cadrant, à résumer toute une existence passée à côté de l’essentiel, ses frustrations, ses déchéances sans pour autant condamner qui que ce soit. Bien au contraire, peut-être les premiers jalons sont-ils posés d’une prise de conscience douloureuse mais salutaire. Peut-être existe-t-il une lumière au bout du tunnel ?