Mortifère
Le beau regard sombre et inquiet d’Anna Torrent dans L’Esprit de la ruche fascina Carlos Saura au point qu’après l’avoir vu il se mit aussi sec à écrire tout exprès pour elle le fameux Cría Cuervos que beaucoup d’entre vous connaissent et qui rencontra un succès phénoménal en 75 et n’a cessé d’être diffusé depuis. Plus de trente ans plus tard, après l’avoir revu, c’est pourtant toujours à L’Esprit de la ruche que vont toutes nos préférences et il n’en finit pas de nous sembler unique. On rappellera que Víctor Erice est d’abord un formidable peintre et il insuffle mystère et profondeur à cette évocation noire et poétique du monde de l’enfance, qui se nourrit de l’imagination d’une gamine, comme si son univers intérieur débordait jusqu'à nous à travers des images passées par le filtre de ses fantasmes.
Il était une fois… un petit village de Castille, un petit village à l’écart de tout, comme préservé des tourments de la guerre, du franquisme, comme figé dans le temps, fermé sur lui-même, cerné à perte de vue par des terres ocres et arides… Un petit village paisible qui, comme une ruche, semble désert la plupart du temps et parfois, ponctuellement s’anime tandis que les gamins se précipitent vers l’école ou vers la séance hebdomadaire de cinéma qu’un tourneur vient donner dans la salle publique. Nous sommes en 1940, Ana a sept ans et ce soir, la projection, c’est l’histoire de Frankenstein et de sa créature terrifiante, un être monstrueux composé de bric et de broc, plus douloureux que méchant, qui n’aspire qu’au bien, et se retrouve toujours à faire, malgré lui, le mal. Ana semble fascinée lorsque le monstre se laisse apprivoiser par une petite fille qui jette des fleurs dans l’eau…
Dans la grande maison familiale, chacun s’occupe, bouge, vit, se croise, mais communique peu… Le père a une vraie passion pour ses ruches, la mère a ses secrets et la sœur aînée d’Ana s’amuse de la crédulité de sa cadette, toujours prête à avaler la moindre histoire. Livrées à elles-mêmes, elles jouent de tout ce que la réalité leur propose et tout est bon pour alimenter les rêveries d’Ana. Le cinéma introduit dans leur réalité une dimension supplémentaire, bien au-delà du réel, le sens de l’ailleurs, du caché, tout comme son père et son histoire de champignon aussi joli que ceux qu’elle mange et qui peut recéler un terrible danger. Un de leurs jeux favoris est de guetter le passage du train en posant l’oreille sur les rails : Ana attend toujours la dernière minute pour s’écarter, sous le regard inquiet de l’aînée, comme fascinée par la bête qui lui fonce dessus ; et quand sa sœur lui raconte que la créature de Frankenstein rôde dans le village, elle la cherche et l’attend… Le soir dans leurs lits jumeaux, elles se racontent plein d’histoires et la réalité prend les couleurs de l’imagination d’Ana : pour elle, ce monstre vu au ciné existe, à n’en pas douter, et lorsqu'elle découvre un soldat blessé dans une grange isolée, elle se met à l’aider, lui portant de la nourriture, comme si le film trouvait sa suite dans sa vie. Ana regarde toute chose comme si le monde entier se concentrait dans l’image qu’elle voit.
Le regard d’Erice a l’intensité du regard d’Ana et d’une certaine façon, change notre rapport au temps et à l’espace. Pas l’ombre ici d’un effet spécial : juste une façon de poser son regard et une foultitude de choses se passent. Et c’est magnifique.