«Réalisme socialiste »
Premières images bucoliques, au pied d'une colline d'un vert tendre, de jeunes gens se content fleurette ou dissertent sur l'art de la peinture… Le soleil semble leur promettre un avenir radieux. Nous voilà immergés avec eux dans un des fameux ateliers en plein air du célèbre peintre Władysław Strzemiński, enseignant renommé de l'école des Arts Artistiques de Łódź qu'il a cofondée. Ses étudiants sont pendus passionnément à ses lèvres. Surtout la belle Hanna qui y assiste pour la première fois. Tous guillerets, légers, comme si l'art était une chose simple, évidente et fraîche. Dans la Pologne de l'après guerre, Strzemiński est au sommet de la reconnaissance. Le Musée d'Art moderne qu'il a créé, ses travaux de notoriété internationale font de lui une des figures importantes du pays. Lui et son ex-épouse (la sculptrice Katarzyna Kobro) sont réputés pour avoir révolutionné l'art polonais.
Deuxième scène, nous sommes dans l'antre de l'artiste, dans un appartement qui peine à se souvenir de la chaleur et la luminosité de l'été. Un univers intemporel, concentré, rigoureux. Le vert s'est assombri, comme vieilli par les ans et les ombres sépia qui transforment l'apparence de chaque chose. Seul le bord de certains meubles (peints en jaune mimosa) rappellent une peinture moderne (et il en sera ainsi tout au long du film : chaque plan, méticuleusement composé comme un véritable tableau, est un régal pour les yeux). Assis par terre, au pied de son chevalet, Strzemiński peint. La radio retransmet le congrès de fondation du Parti ouvrier unifié polonais (POUP), qui marque l'avènement de la période stalinienne de la Pologne socialiste (1948-1956) et signe la fin d'une époque. Le nouveau pouvoir en place exige l'adhésion à ses manières de voir, à tous les niveaux, et les artistes doivent se conformer aux dogmes du « réalisme socialiste », l'art abstrait n'a plus droit de cité.
Poètes, sculpteurs… tous vont se plier à ces nouvelles règles, faire taire leurs individualités, leurs choix, leurs passions. Sauf Strzemiński, comme on le sait ou le devine. Et ses étudiants admiratifs (la si sensuelle Hanna en tête) vont tout faire pour le soutenir, lutter à ses côtés, résister. Mais les armes sont inégales. Ils n'ont que leur passion et leur raison à opposer à un régime qui a les moyens de faire virer le professeur de son l'école, de s'acharner à détruire son œuvre, de lui refuser toute dignité jusqu'à lui couper les vivres. C'est cette descente aux enfers d'un homme qui se battra jusqu'au bout à sa manière que filme Andrzej Wajda, décédé en octobre 2016, pour son ultime opus. À travers ce destin brisé, il décrit précisément une période de l'histoire, son ambiance oppressante et liberticide.
Si le titre polonais original Powidoki, (Afterimage en anglais) se réfère à la théorie sur la vision de Strzemiński (qui se passionnait pour le phénomène de persistance rétinienne et en faisait un des axes centraux de son travail), le titre français se réfère, au travers de l'anecdote des « fleurs bleues », à ses relations humaines maladroites, en particulier avec les trois femmes qui gravitent autour de lui dans le film, à commencer par sa propre fille Nika. Une drôle de petite bonne-femme aussi rêche et austère que son paternel, dont la manière de signifier ses sentiments à ce dernier est de le morigéner à propos des cigarettes. Il y a aussi en filigrane la présence de Katarzyna Kobro dont l'ombre semble éternellement planer malgré leur séparation et son absence. Quant à la dévouée Hanna, elle peine à réveiller l'homme qui se cache derrière le professeur… Et tout cela construit une fable très contemporaine qui nous parle d'incommunicabilité, d'incapacité à s'épancher, à moins que ce soit une manière de se protéger ou de protéger les autres de ce qu'on est ou de ce qui nous arrive.