FESTIVAL DE CANNES 2019: COMPÉTITION
Cas de conscience
Le cinéaste espagnol Pedro Almodóvar a montré plusieurs films à Cannes où, à défaut de Palme d’or, il a obtenu le prix de la mise en scène et le prix du jury œcuménique pour Tout sur ma mère (1999), le prix du meilleur scénario pour Volver (2006) et le prix de la jeunesse pour La piel que habito (2011). Il a également obtenu l’Oscar du meilleur film étranger pour Parle avec elle en 2003, un Teddy à Berlin pour La loi du désir (1987), l’Osella à Venise pour le scénario de Femmes au bord de la crise de nerfs (1988), sept European Film Awards, quatre César, quatre Bafta, trois Goya et deux David Di Donatello. Son nouveau film, Douleur et gloire, s’attache aux affres d’un cinéaste confronté à ses choix entre passé et présent. Le film marque les retrouvailles du créateur de la Movida avec deux de ses acteurs fétiches, devenus entre-temps des stars internationales: Antonio Banderas (pour la 8e fois) et Penélope Cruz (pour la 7e fois).
Disons le d'emblée, avec enthousiasme : Douleur et gloire est l'un des plus beaux films de Pedro Almodóvar, et probablement le plus intime, le plus personnel. Un film ample et maîtrisé, superbement écrit et construit, d'une élégance formelle, d'une puissance évocatrice renversantes, touchant à la perfection dans son interprétation, dans son image, dans sa musique, dans sa direction artistique, dans ses dialogues, dans ses ellipses… et dans l'assemblage fluide de tous ces éléments !
Antonio Banderas (extraordinaire) y campe le célèbre cinéaste Salvador Mallo, alter-ego d'Almodóvar qui lui a prêté ses costumes pittoresques, sa coupe de cheveux et jusqu'à son propre mobilier… Sans oublier sa douleur, condensé de maux physiques, existentiels, émotionnels, psychologiques. Une douleur qui tiraille quasiment chacun de ses gestes, y compris artistiques. Comment créer quand la souffrance n'est plus un moteur, mais une entrave ? Comment ne pas douter quand la gloire confine au déclin ? Salvador, ainsi pris en étau entre son manque d'inspiration, le sentiment d'avoir déçu et son anatomie malade, plonge dans ses souvenirs pour trouver le repos et reprendre goût au présent.
D'abord pris dans l'apesanteur amniotique d'une piscine, les yeux fermés, Salvador se rappelle un des plus beaux moments qu'il ait vécus : sa mère Jacinta, joyeuse au bord de la rivière, chante au diapason d'autres lavandières et étend le linge fraîchement lavé sur les joncs et la menthe. Le petit garçon d'alors ne peut cacher sa fascination pour cette mère d'après-guerre, dont la beauté voluptueuse transcende la rusticité de l'époque. Les cheveux en bataille, le sourire éclatant, la prunelle ténébreuse… Le récit est bousculé puis revient au présent. Celui d'un homme qui a vécu. Celui d'un homme qui a souffert. Puis viennent d'autres souvenirs. Son premier amour, la douleur de la rupture qui suivit, l'écriture comme seule thérapie pour oublier l'inoubliable, la découverte précoce du cinéma et du vide, la difficulté de se séparer des passions qui donnent à la vie sens et espoir.
Flashback. Salvador émigre avec ses parents à Paterna, un village près de Valence où ils espèrent trouver la prospérité. Ils s’installent dans une grotte troglodyte – le temple de son enfance. On porte l'eau dans des seaux, Jacinta reprise des chaussettes avec un œuf de couture, symbole ultime de résurrection et de vie. Qui sert astucieusement à relier, dans la narration, le fil du passé et celui du présent. Soit l'enfance des années 60, la maturité triomphante des années 80 à Madrid et Salvador de nos jours, isolé, dépressif, victime de plusieurs maux, retiré du monde et du cinéma.
Ne vous méprenez pas, Douleur et gloire n'a rien de cérébral, rien d'élitiste. Au contraire : c'est une œuvre lumineuse, cathartique, qui tire admirablement parti des ressources de la fiction – de ces « coïncidences » qui n'arrivent que dans les films (ou presque). Tel le premier amant de Salvador tombant par hasard sur sa pièce de théâtre disant tout de son remord face à leur rupture… Ce même amant qui dira : « Il n'y a pas un film de toi que je n'aie pas vu », comme soulagé de voir que leur histoire continue à vivre, par des évocations, des réminiscences en images. Encore coïncidence, avec la réapparition mystérieuse d'un portrait de Salvador en train de lire un livre dans la grotte de Paterna. Il a neuf ans. Les murs blanchis à la chaux contrastent avec les fleurs en pots, les carreaux de ciment multicolores aux motifs matissiens. La lumière zénithale achève de donner au cadre une dimension fantasmagorique. Un jeune maçon – amateur de peinture – contemple Salvador, fasciné par la scène, et décide de le dessiner sur un sac de ciment, puis d’emporter le croquis pour le mettre en couleurs chez lui. La candeur mêlée au désir inavouable des deux garçons est d'une telle intensité que Salvador perd connaissance, comme foudroyé. Au-delà des deux histoires d'amour qui marquèrent le héros et vont ici trouver une issue dans la fiction, ce sont les regrets vis-à-vis de sa mère qui vont s'effacer dans un délicieux retournement final. Les douleurs, ainsi exorcisées, finissent par apparaître mineures, quand elles ne sont pas directement moquées…
Douleur et gloire continue donc d'affirmer cette liberté qui a toujours défini le cinéma d'Almodóvar, par sa manière de multiplier les mises en abyme, d'éclater la narration entre le passé et le présent, entre l'auto-fiction et l'imaginaire. Sans jamais perdre de vue la beauté, ni l'émotion.