FESTIVAL DE CANNES 2019: COMPÉTITION
Family no life
Palme d’or pour Le vent se lève en 2006, puis pour Moi, Daniel Blake en 2016, Ken Loach a collaboré à l’écriture de Sorry we Missed You avec Paul Laverty (pour la 15e fois), son scénariste attitré depuis Carla’s Song (1996). Sa productrice Rebecca O’Brien (pour la 18e fois) décrit ainsi son financement : “À nouveau, il s’agit d’une coproduction avec les formidables Why Not Productions et Wild Bunch, qui ont toutes deux été d’un grand soutien. BBC Films s’est à nouveau joint à nous, ainsi que le BFI. De plus, grâce au système Locked Box du BFI, nous avons récupéré une partie des recettes de Moi, Daniel Blake pour la réinvestir dans Sorry we Missed You. C’est une excellente façon de recycler l’argent de la Loterie et ça veut dire que Moi, Daniel Blake a contribué à financer ce film”, que Loach décrit comme “connexe” du précédent. Alors même que la Grande- Bretagne a du mal à assumer le Brexit, qui a cristallisé l’opposition de deux générations, Sorry we Missed You s’attache aux conséquences de la révolution numérique sur les plus démunis, troublant écho de la fracture mise en évidence par la crise française des Gilets jaunes. Pour traiter des ravages de ce que l’on appelle l’uberisation, le réalisateur octogénaire a choisi de montrer les ravages sur l’unité d’une famille de Newcastle en appliquant sa méthode habituelle : “Comme toujours, nous avons tourné chronologiquement. Les acteurs ne savaient pas comment ça se terminerait. Chaque épisode était une découverte pour eux. Nous avons fait répéter la famille au préalable, afin qu’ils tissent une sorte de relation entre eux. Puis nous avons tourné dans la foulée, pendant cinq semaines et demie.” Le film aborde une problématique fondamentale en s’appuyant sur cette constatation établie par le cinéaste : “Le marché ne se préoccupe pas de notre qualité de vie. Ce qui l’intéresse, c’est de gagner de l’argent, et les deux ne sont pas compatibles.”
Ken Loach, c'est quarante-cinq ans passés derrière la caméra à triturer le terreau social qui ne cesse de se décomposer. Il annonce sa retraite et puis non, la force de l'étau social ne cesse de le ramener au cinéma, dans un récit ici encore plus sec, épuré, radical et doté d'une force de frappe étourdissante. Et définitivement, non, on se s'en lasse pas. À l'inverse deMoi, Daniel Blake (Palme d'or du festival de Cannes 2016), qui s'ouvrait sur un rendez-vous au pôle emploi anglais, donc sur une recherche quasi-illusoire de travail, Sorry we missed you s'engage sur un entretien d'embauche. Espoir, pense t-on ?
Ricky, bourreau de travail, était ouvrier dans le bâtiment. C'était avant l'effondrement des banques et des organismes de crédit, avant que l'industrie du BTP n'en souffre, avant qu'il ne perde son boulot. Avant, c'est aussi le moment où il est tombé amoureux d'Abby, lors d'un grand festival rock. Depuis ils ont fondé une famille, ils sont devenus les bons parents de Seb, 16 ans, qui sèche l'école dès qu'il peut pour exprimer son talent artistique en graffant les murs de la ville, et de Liza Jane, gamine brillante, pétillante et pleine d'humour, rouquine comme son père.
Espoir donc, de cesser d'enchaîner les petits boulots, les contrats zéro heure et d'enfin s'en sortir, espoir de cesser de tirer le diable par la queue et de pouvoir enfin régler ses dettes et d'accéder peut-être à la propriété tant souhaitée par Abby. Elle qui rêve d'une jolie petite maison qu'elle pourrait décorer elle-même et qui donnerait à la famille le cadre d'une vie décente. Une vie normale quoi ! Et le sésame pour Ricky, c'est cette nouvelle forme de travail qu'est l'auto-entrepreunariat, ce travail où chacun est son propre patron, on ose le gros mot : l'uberisation. L'entretien d'embauche, c'est Maloney qui le mène.
Pragmatique et direct, il n'y va pas par quatre chemins. C'est lui qui donne les missions. Ici, plus on travaille, plus on gagne. Pas de contrat, chacun est son propre responsable et possède son outil de travail. Puisqu'il s’agit de livraisons, il faudra un camion (à acheter ou louer c'est selon), ainsi qu'un pistolet-liseur (c'est ton outil, tu l’achètes) qui permet de scanner les colis mais qui s'avère être également un redoutable mouchard… Ricky fonce tête baissée, se donne corps et âme. Il se met à s'exploiter lui-même… De son côté Abby est aide à domicile. Elle travaille quatre soirs par semaine. Dépossédée de sa voiture pour financer l'outil de travail de Ricky, elle passe des heures dans les transports en commun pour aller de rendez-vous en rendezvous. Payée à la tâche, elle court, saute d'un bus à l'autre, fait tout pour prendre soin, coûte que coûte, des personnes qui dépendent d'elle, comme si elles étaient toutes sa grand-mère dit-elle. Sorry we missed you, c'est l'histoire d'une famille qui doit survivre à la loi du plus fort de l'économie de marché, et qui tente vaille que vaille de maintenir un semblant d'unité. C'est l'histoire d'une famille qui pourrait partir en vrille si elle cessait de porter sur l'autre un regard bienveillant. Un père sur son fils qui se cherche, une mère sur ses enfants qu'elle voit trop peu. Une gamine qui fait de son mieux pour faire le lien entre tous. Mais Sorry we missed you, c'est aussi le petit mot que Ricky dépose dans la boîte aux lettres lorsque le client de la commande n'est pas chez lui pour réceptionner son colis. Sorry we missed you ça veut dire « Désolé, vous n'étiez pas là quand nous sommes passés ». Il faudra donc y retourner.