3 |
SPÉCIAL CANNES
Notre Palme d'or, sous-titre l'affiche: c'est vrai à Cannes les jeux étaient faits tant le film de Abderrahmane Sissako avait emporté notre adhésion et ce à l'unanimité. Mais voilà le jury de Jane Campion en a décidé autrement, et c'est bien connu on ne discute pas les décisions de l'arbitre.
Une étendue de sable ocre inondée d'une lumière chaude et dorée… Paysage d'une beauté tranquille, comme une image de la paix… Légère, bondissante, cavale une gazelle agile. On devine à peine son regard de biche incomparablement fardé, souligné de noir par la nature. Séductrice malgré elle. Finesse et fragilité, force et vivacité… À peine a-ton le temps de l'admirer qu'on s'aperçoit que sa course est celle d'une bête traquée. Elle fuit ce monstre disproportionné, ce gros quatre-quatre et ses occupants armés jusqu'aux dents qui commencent à tirer… « Ne la tuez-pas, fatiguez-là ! » ordonne l'un d'entre eux. Pourquoi ? Jeu inéquitable ? Petite joie cruelle ? Quelle gloire remporte le fort à vaincre ainsi le plus faible, désarmé ? Le rapport de force est sans surprise, les dés sont pipés. La victime n'a aucune chance face à ses prédateurs. Le ton est donné.
La gazelle ouvre le bal, le bal des fous, le bal des intégristes. À la ville, à Tombouctou, il y a aussi des hommes armés et leurs cibles sont des gazelles humaines aux jolies formes, objets de leur concupiscence. Parfois elles ont la langue bien pendue, moins soumises qu'elles ne le devraient et, malgré la peur, elles osent tourner en dérision ces mâles conquérants. Il faut dire que ce n'est guère compliqué de se moquer de ces djihadistes autoproclamés et de leurs avalanches de règles stupides qu'ils peinent à faire respecter et à respecter eux-mêmes. Le pompon, c'est quand ils demandent à une poissonnière de mettre des gants en laine pour vendre ses poissons ! Le ridicule ne tue pas, on finirait presque par le regretter…
C'est avec un regard mi amusé, mi agacé, puis choqué, qu'on suit les pérégrinations de ces fanatiques, leur gaucherie. Les habitants les font tourner en bourrique. Parfois on rit à gorge déployée, ils sont pathétiques. On en oublierait presque à quel point ils peuvent être dangereux. Il faut les voir sortir de la mosquée, bredouilles, après s'être fait rappeler à l'ordre comme de mauvais garnements qui n'ont pas enlevé leurs chaussures ! « Dans la maison de Dieu, celui qui se consacre à la religion le fait avec sa tête et non avec les armes. »
De l'Islam, ces ignares ne connaissent ni la clémence, ni le pardon, ni la pitié. Ils ont transformé ce qui était un outil de paix en instrument de guerre pour asseoir leur domination sur tout un peuple. Un peuple qui n'a pour tout bouclier qu'une frêle lueur d'espoir contre l'obscurantisme, contre la violence brute et partiale, contre l'injustice que rendent ses tribunaux. C'est peu et pourtant… C'est sur cet espoir, si mince soit-il, que croît peu à peu le courage individuel, ferment d'un courage collectif à reconquérir. C'est cet espoir qui permet nombre d'actes forts et beaux comme une évidence, qui vous tirent parfois les larmes, vous bouleversent. Les destinées de cette humanité souffrante et résistante se croisent. Celle de cette femme vaudou qui s'est réfugiée dans une forme apparente de folie. Celle du pêcheur aux gestes larges. Celle de Kidane, de sa famille qui vivent non loin de là au cœur des dunes. Celle de leur vache nommée GPS, symbole d'une technologie qui n'arrive pas jusque-là… C'est une parabole des temps modernes, entre fable poétique et constat terrible. C'est beau, très beau, d'une beauté jamais gratuite. La splendeur des images sert toujours le propos, le rend plus poignant, mais l'allège également quand il reflète une réalité trop cruelle. Et la deuxième arme de Sissako, c'est l'humour – il fallait l'oser ! – jamais lourd, qui permet de reprendre sa respiration. C'est un film profondément subtil, politique, humaniste. Une ode magnifiquement inspirée à la résistance, au courage des hommes, à celui des femmes surtout, qui ne font décidément pas partie des dominants…