Né en 1895, « comme le cinéma, la psychanalyse, les rayons X et le moteur diesel », se plaisait à dire François Lagarde, Ernst Jünger n’a pas 20 ans quand il répond à la mobilisation et s’engage sur le front, en première ligne, dans les troupes de choc. De cette expérience dont il sort miraculeusement vivant, Jünger ramène quatorze blessures et autant de carnets de notes et de croquis qui constituent la matière d’un ouvrage publié à compte d’auteur en 1920.
D'abord intitulé Le Rouge et le gris en référence à Stendhal, Orages d’acier est un récit de guerre devenu célèbre qui décrit avec minutie le quotidien des combats, les positions de l’ennemi, les plans d’action, les dégâts humains et matériels sur le champ de bataille. Ce journal, au travers d’un style d’une netteté absolue qui révèle le grand écrivain et essayiste à venir, livre ses réflexions sur le caractère apocalyptique du conflit et le basculement d’une guerre de position vers une guerre de matériel bouleversant durablement, jusqu'à nos jours, les paysages du nord-est de la France. Jünger évoque en 1916 le premier soldat allemand qu’il voit sous le casque d’acier et qui apparaît aussitôt comme l’habitant d’un monde nouveau et plus dur, le rouge de l’uniforme hérité du 19ème siècle romantique faisant place au gris d’un monde mécanisé où, pour survivre, il faut se fondre dans la boue et les débris, sur l’horizon décharné par les obus.
En 1967, à 18 ans, François Lagarde découvre Orages d’acier. Apprenant que l’écrivain est toujours en vie, il part à sa rencontre. Une longue amitié en découlera, qui s’achèvera avec le décès de Jünger en 1998, à 102 ans. La rencontre est déterminante aux yeux du jeune photographe pour qui l’objectivité du journal de guerre résonne avec sa propre attention au réel silencieux de l’image fixe. Chez Jünger, il y a une parenté profonde entre les nouvelles armes de destruction massive qui apparaissent et l'objectif photographique qui va fixer leurs effets. Au cours de la Première Guerre Mondiale, un soldat allemand sur cinq aurait emporté un appareil photo dans son paquetage. Il en résulte une abondance de clichés qui nous parviennent aujourd’hui, témoignages du quotidien sur le front.
Vingt ans durant, François Lagarde a patiemment écumé les collections privées et réuni quelques 3000 photographies « du point de vue de l’ennemi », qu’il a numérisées et restaurées, parvenant à reconstituer la trajectoire de Jünger dans une adéquation parfois vertigineuse quand lieux et dates de prises de vue et de note coïncident exactement. Ce sont le regard et la présence même du chroniqueur qui sont restitués dans ce projet colossal, tout au long d’un voyage constitué de milliers d’instantanés.
La voix profonde de l’acteur et musicien allemand Hubertus Biermann, lisant en français le texte de Jünger (lui-même francophile parfaitement bilingue), contribue à immerger le spectateur dans une œuvre qui, loin d’être un énième documentaire commémorant le centenaire de l’armistice, se révèle un geste rigoureux et radical — une méditation universelle et intemporelle sur la guerre, la mort et la mémoire.