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Au début, on croirait une armure. Ce manteau en poil de chameau, clair, doré presque, aux épaules carrées, donne à Abel Morales la silhouette d’un héros, qui se détache nettement sur le gris de la ville, sur la vilenie de ses adversaires. Et puis, au fur et à mesure qu’avance A most violent year, on se dira que le manteau n’était qu’une carapace, un exo-squelette qui a poussé pour que cet être vivant, fragile, complexe, tienne debout et résiste au mal que lui veut le monde.
C’est le genre d’idée qui vient en regardant le très brillant, très intelligent et très séduisant troisième film de J. C. Chandor, qui raconte une histoire simple au premier regard – un entrepreneur newyorkais tente de réussir sans renoncer à son intégrité – pour mieux dévoiler la complexité des êtres et de la société qu’ils forment. Le film est situé en 1981, à New York, l’année la plus violente du titre, la pire qu’ait connue la ville en matière de criminalité…
Abel Morales vend du fioul domestique aux habitants des faubourgs pavillonnaires de New York. Pour livrer son combustible, il recourt à une flotte de camions conduits par des teamsters, membres du syndicat des routiers, sous influence mafieuse. En cet hiver glacial, le contenu des citernes est parfois volé par des hommes armés qui arrêtent les camions, tabassent les chauffeurs et siphonnent le fioul avant d’abandonner les camions. Ce qui réduit d’autant les liquidités d’Abel, qui en a pourtant besoin. Il est sur le point d’acheter un terrain au bord de la rivière, qui lui servira aussi bien à se faire livrer par barge qu’à entreposer le fioul acheté l’été, à bas prix.
[…] Ces informations sont dispensées avec une maîtrise de la mise en scène d’autant plus éblouissante qu’elle repose sur un scénario dont l’intelligence passe par la précision, la minutie. La négociation de la vente du terrain oppose Abel et son avocat à une famille juive orthodoxe. Oscar Isaac donne à son personnage la courtoisie un peu raide qu’un nouveau venu doit adopter face à ceux qui ont déjà parcouru avec succès le chemin qu’il veut emprunter (ou acheter). En face, le clan des vendeurs forme une masse sombre, doué d’une force collective qui échappe à Abel.
Pour sortir de cet isolement, Abel s’est marié. Anna (Jessica Chastain), sa femme, est issue, on le comprend vite, d’une famille mafieuse qui pourrait lui venir en aide. Les propositions de cette Lady Macbeth des années 1980 tombent dans l’oreille d’un sourd. Abel ne veut pas qu’on exerce sur ses concurrents les pressions qu’eux-mêmes font peser sur lui. J.C. Chandor met un certain temps à établir les raisons de cette rectitude : on voit bien qu’Abel n’est mû que par la seule perspective du gain (d’argent, de part de marché…). Il n’est pas religieux, pas philosophe, on doute même qu’il soit amoureux. S’il refuse l’assistance de sa belle-famille, il compte sur l’aide sans condition de son épouse, qui est à la fois son conseil et sa comptable. L’honnêteté de Morales procède d’un calcul purement économique : la transgression lui semble plus porteuse de risques que l’observance des lois américaines. Or celles-ci sont sans cesse bafouées, en cette année 1981…
Quand on a fini d’appréhender la masse d’informations que dispensent J. C. Chandor et ses acteurs (qui fonctionnent tous à plein régime, avec une discipline et une virtuosité admirables), on se retrouve pris au piège, comme Abel. Cette histoire de livraison de fioul est devenue une affaire de vie ou de mort. Dans un New York lépreux, voilé par une brume toxique, le héros en manteau de poil de chameau doit prendre une décision…