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Une fille bien
C'est un film qui sonne vrai comme ses personnages, ces jeunes drôlesses attachantes que vous aurez du mal à quitter. Elles, ces frimeuses exubérantes qu'on voit traîner en bandes dans la rue, mais qu'on voit rarement dans les films ou alors en fond d'écran, en rôle secondaire, presque comme un élément de décor social dans les histoires de banlieue. Jamais on n'a pénétré leur univers avec autant d'attention curieuse, d'écoute pleine de considération. Quand vous les croiserez à nouveau dans une station de métro ou ailleurs, vous ne les verrez plus pareil. Leurs rires, leurs délires, leurs provocations… On se dit qu'en vieillissant elles seront les dignes héritières de ces mamies qui aiment la castagne, comme les chantait Nougaro. Elles ont la joie et l'esbroufe communicatives. On aimerait se sentir au chaud, au creux d'une de leurs bandes. Pris dans l'ambiance, retrouvant la spontanéité de l'enfance, on sauterait sur les lits et on se trémousserait sur le tube Diamonds de Rihanna. Céline Sciamma est une magnifique réalisatrice qui sait réveiller notre empathie pour toutes ces passantes anonymes, nous fait voir la richesse de leur réalité. Elle les fait nôtres. Naissance des pieuvres, Tomboy, Bande de filles… elle nous offre un cinéma de l'évidence, subtil, jamais caricatural. Sa manière de nous donner le goût des autres ne s'appuie pas sur de grandes démonstrations, elle procède par petites touches délicates, loin des clichés, à demi-mots…
Les premières images du film vous saisissent. Deux équipes féminines s'affrontent dans un match de football américain. Maillots rouges contre maillots blancs. Sous les casques bien ajustés, leurs épaulettes qui leur donnent des allures de gladiateurs, elles ont l'air féroce, ces jeunes Vénus sculpturales, noires pour la plupart. Elles grognent, menacent, frappent, insultent l'adversaire, glapissent jusqu'à obtenir un niveau sonore impressionnant, débordant comme la vie qui semble jaillir d'elles, incompressible. Elle cultivent leur côté masculin, renforcent leur courage individuel dans une énergie et une force collective libérée. Puis voilà l'accolade de fin. Sans rancune, elles regagnent leurs cages d'immeuble avec une jovialité tapageuse. Les groupes se délitent peu à peu. Là, elles passent devant une poignée de mâles, pas plus vieux qu'elles, qui les matent ostensiblement. Profil bas : le silence s'installe, pesant, tombé plus vite qu'un couperet pour trancher le cou de ce qui restait de leurs babillages. Contraste saisissant, presque douloureux. Comme si, dès que se pose sur elles le regard des garçons, elles n'osaient plus être ce qu'elles sont.
Parmi elles, Marieme. Des yeux en amande qui semblent boire le monde plus que le regarder. Ses sourires timides irradient d'une tendresse un peu triste, mesurée, presque désabusée. Comme s'ils chuchotaient que la joie n'est qu'une parenthèse éphémère dans la rudesse du monde. Lorsque son lycée lui annonce qu'elle va être orientée vers une filière professionnelle, Marieme se cabre, refuse, supplie, explose ! Ce n'est pas tant qu'elle tienne aux études, mais elle sait qu'elle perd là une escabelle pour sortir de sa condition. Elle ne connaît peut-être pas les mots « d'ascension sociale » mais elle les subit au quotidien. Le peu d'avenir dont elle pouvait rêver semble s'effondrer. Les filles qui rackettent à l'entrée du lycée, elles, ont baissé les bras depuis plus longtemps. Les voilà qui s'acharnent sur la douce Marieme qui, malgré sa timidité, leur tient tête… Du coup elles l'intègrent dans leur bande.
Elle va y expérimenter toutes les facettes qu'elle recèle : soumise, rebelle, féminine, virile… Et c'est un vrai bonheur de la voir dévorer les expériences comme une éponge se gorgerait de toute l'eau qui passe à sa portée, en perpétuelle construction… Un mot sur les actrices ? Vous n'en connaissez aucune. Mais qu'importe ! Vous serez soufflés par leur vitalité, leur niaque débordante, leur présence incroyable… Toutes issues de la banlieue, comme la réalisatrice.