Après avoir fait l'IDHEC, puis assuré des postes techniques sur quelques films (dont ceux de son condisciple Éric Rochant), Arnaud Desplechin fait son entrée en cinéma d'une façon plutôt singulière, puisque c'est avec un moyen métrage qu'il grave pour la première fois et profondément son empreinte aux yeux de la critique. Chronique d'une réunion familiale à l'occasion du coma à l'issue incertaine d'un membre du clan, La Vie des morts (1990) porte déjà en germe tous les ingrédients de la signature Desplechin : une vision non idéalisée de la famille, une direction d'acteur intense, une génération neuve de comédiennes et comédiens dont certains l'accompagneront sur plusieurs films (Marianne Denicourt, Emmanuelle Devos, Emmanuel Salinger, Thibault de Montalembert...), l'attention presque picturale portée à la photo (assurée ici par Éric Gautier), le portrait d'une jeunesse éduquée et aisée, une dose de mystère dans les relations entre les protagonistes non dénuées de zones conflictuelles, une façon de traiter la réunion familiale comme le chaudron où éclatent aigreurs recuites et jalousies latentes. Cette vision de la famille comme une marmite névrotique contaminant les relations filiales, amoureuses, amicales, sororales et fraternelles, Desplechin la développera amplement par la suite et en fera la matière de certains de ses plus beaux films, de Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle...) à Trois souvenirs de ma jeunesse, de Rois et reine à Un conte de Noël.
Cette matière intimiste et bourgeoise a parfois poussé certains à caricaturer le cinéma de Desplechin (supposé être blanc, estudiantin, parisianiste, élitiste...), alors que son travail d'ensemble porte bien au-delà des limites du petit cercle (plus fantasmé que réel) du cinéma d'auteur français. Desplechin a de fait abordé tous les genres, tous les formats. Il a regardé la province (Roubaix !), a signé un film anglais (Esther Kahn) et un film américain (Jimmy P.), lesquels sont par ailleurs deux films historiques en costumes, mais aussi des documentaires (L'Aimée, sur sa famille et particulièrement sa grand-mère, ou le making-of de Dans la Compagnie des hommes), un téléfilm (La Forêt) et même une pièce de théâtre (Père, d'August Strindberg, une autre de ses influences). À côté de ses explorations du couple et de la famille, il a abordé le film d'espionnage (La Sentinelle, Trois souvenirs de ma jeunesse, Les Fantômes d'Ismaël), le western psy (Jimmy P.), le théâtre du pouvoir (Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes »), l'Histoire et le thriller paranoïaque (La Sentinelle encore), sans oublier le noir social avec son dernier film, Roubaix, une lumière. Desplechin a toujours oscillé entre la constance du même (la famille, les relations hommes-femmes, Roubaix, Amalric, Grégoire Hetzel...) et l'aventure du renouvellement (les genres divers, Summer Phoenix, Benicio Del Toro, Roschdy Zem...), entre ce qui lui est proche et ce qui lui est étranger. Exemplairement, Roubaix, une lumière combine ainsi le familier et l'altérité, puisque Desplechin filme à nouveau le territoire de sa jeunesse mais aborde pour la première fois le film noir, le désastre social en cours et les classes populaires multi-ethniques. Pour la première fois aussi, Roschdy Zem remplace Amalric comme acteur principal. Si le commissaire Daoud est une projection inédite de l'auteur en flic ayant le souci du social, il semble également porter en lui les fantômes de deux cinéastes admirés par Desplechin, Abdellatif Kechiche et Claude Lanzmann. Au premier, Daoud emprunte son emprise sur les deux jeunes femmes suspectes qu'il interroge (jouées par Léa Seydoux et Sara Forestier, actrices kéchichiennes), et au second, son obstination à reposer inlassablement des questions pour faire advenir une parole de vérité. Cette ombre double rappelle qu'Arnaud Desplechin a grandi sous le soleil de la cinéphilie et qu'il fait partie de ces cinéastes chez qui sommeille toujours le spectateur engagé de cinéma qu'ils furent et demeurent. Impitoyable avec la famille, les relations homme-femme et avec lui-même, Desplechin a toujours été généreux avec ses admirations artistiques, que ce soit dans ses interventions écrites et publiques ou dans ses films. L'art contre la vie, tout contre.